Entretien de Pascal Boniface (Directeur de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques) au journal Le Mauricien  paru le 25 novembre 2017.

Le géo-politologue Pascal Boniface est fondateur et directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques. Ce passionné des relations internationales estime que « Pascal Boniface.jpgnous avons une obligation de nous intéresser à ce qui se passe hors de chez nous » et se dit « convaincu » que « la complémentarité des identités le remportera sur leurs oppositions ». Il aborde de nombreux sujets, du conflit israélo-arabe à la situation en Arabie saoudite en passant par la démission de Robert Mugabe à la présidence du Zimbabwe et la montée en puissance de la Chine dans le monde. Des Chagos, il dira que « ce qui s’est passé historiquement est un scandale ».

Pascal Boniface,  d’entrée de jeu, oui de jeu,  pour un amoureux du ballon rond,  nous fait savoir qu’il n-est pas un spécialiste de régions, mais un généraliste en géo politique, liant les problèmes les uns aux autres, en s’attardant à  la géopolitique du sport. Pour lui journaliste ou politologue, ce sont deux métiers qui travaillent la même matière dans des cadres différents en confrontant les expériences, il apprend à chaque fois de l’autre et espère qu’il est de même pour le journaliste. La géopolitique n’est pas une religion, mais une science qu’il faut essayer de découvrir et d’interpréter. C’est un analyste qui essaye d’effectuer un état des lieux et d’en tirer des conclusions pour l’action. On peut de temps en temps avoir de bonnes intuitions et des analyses qui sont vérifiées par les faits, mais cela ne fait pas du politologue un prophète..

la politique internationale est en mutation permanente depuis assez longtemps, comme pour d’autres domaines du savoir, C’est pareil dans le domaine de la science ou dans celui de l’art. On est témoin d’une accélération. Les progrès technologiques sont tellement rapides qu’ils ont des conséquences géostratégiques c’est qu’il y a une accélération du temps. En 1317, on pouvait savoir comment serait le monde en 1350. Aujourd’hui, qui peut dire ce que sera le monde en 2050 ? Personne, parce que c’est tellement loin. l’élaboration de plans à long terme paraît pas très sérieux. Il faut donner des perspectives. Comme le temps s’accélère, le défaut de notre génération – et je le vois parmi nos étudiants – est que les jeunes sont mieux informés que lorsqu’on avait leur âge, mais ils ont moins le sens du temps long que l’on pouvait avoir, du fait qu’on est toujours dans la réactivité. Et lorsqu’on est dans la réactivité, on a du mal à prendre du recul et à avoir une perspective sur le long terme.. Faire des plans de quatre ou cinq ans est par contre possible et sérieux.

Le Monde

En 2017,  sur le plan géopolitique dans le monde, Il y a un tas d’événements importants, de façon symbolique la confirmation des pouvoirs de Xi Jinping, qui a assis son pouvoir  son pays, et l’élection de Donald Trump  a introduit beaucoup d’incertitudes. Ainsi voyons nous   un discours de replis sur soi des Américains, qui veulent ériger un mur à la frontière du Mexique, un mur aérien pour empêcher les citoyens de certains pays de venir dans leur pays, et ensuite un mur commercial. De son côté, Xi Jinping, au sommet de Davos, s’est fait le chantre de la globalisation et du libre-échange alors qu’il est à la tête d’un pays communiste. On voit bien que la course est lancée entre les États-Unis et la Chine, qui se prépare, peut-être d’ici une génération, à prendre la première place comme puissance mondiale.

Le Moyen orient

En Arabie saoudite, un jeune prince héritier, homme fort du régime  prend des mesures très radicales, sur le plan intérieur en vue de projeter une image moins rigoriste et moins déstabilisatrice de l’islam moabite. Le progrès est représenté par le fait que les femmes conduisent et aussi par  la lutte contre la corruption. Il fait taire ceux qui s’opposent ce qui est assez contradictoire de vouloir ouvrir un pays et d’en enfermer les opposants. Au niveau international, ce dynamisme est un peu aventuriste. Qu’il s’agisse de ce qui se passe au Yémen, qu’il s’agisse du “Qatar ban” ou qu’il s’agisse de ce qui s’est passé au Liban… un Premier ministre  annonçant sa démission dans un pays étranger, ce qui n’est  pas un acte de souveraineté. Dans sa confrontation avec l’Iran, il veut affirmer son pouvoir, mais sur tous ces points, on peut se demander si son action n’est pas contre-productive et s’il ne permet pas à l’Iran de marquer des points. En effet, il a poussé le Qatar un peu plus près de l’Iran tandis que le Hesbollah, lui, a été renforcé et semble défendre la souveraineté du Liban, alors que la crise humanitaire qui se produit au Yémen est tout simplement terrible. L’Arabie saoudite reste un ami des Occidentaux, très important sur l’échiquier stratégique, avec un système interne  très éloigné des valeurs occidentales. Elle  a une diplomatie religieuse qui tend à exporter une vision très particulière de l’Islam, qui n’est pas partagée par tous les musulmans. Par rapport à ce jeune prince héritier, il est important qu’il réussisse s’il veut ouvrir plus son pays, tout en modérant son agressivité extérieure car la montée des tensions dans la région, qui est une vraie poudrière, n’est bonne pour personne, ni pour l’Arabie saoudite et ni même pour l’Iran.

Daesh continue d’exister avec le terrorisme, mais sans une emprise territoriale.. Ce sont les résultats catastrophiques de la guerre en Irak, en 2003, une politique qui n’est pas assez inclusive des autorités chiites par rapport au sunnite, et puis la répression de Bachar al-Assad, qui a poussé dans les bras de Daesh des musulmans sunnites qui pensaient que, face à cette répression, ils n’avaient d’autres alternatives que de combattre de la façon la plus violente possible le pouvoir en place.

S’agissant de la création d’un État palestinien, c’est  un peu comme l’horizon. Plus on s’en approche et plus il s’éloigne. On se demande si matériellement, vu le grignotage des territoires palestiniens par la colonisation israélienne, s’il est encore possible à créer.
Le paradoxe est qu’on connaît tous la solution aux conflits : un État palestinien vivant en paix aux côtés d’Israël et Jérusalem partagé. Les Israéliens estiment que le temps joue pour eux et que les Palestiniens vont se lasser, qu’ils sont en situation de faiblesse et que l’absence de réelles pressions internationales sur eux peut leur éviter de faire la moindre concession. Ils sont en position de force par rapport aux Palestiniens et ne veulent pas céder de territoires, et encore moins sur Jérusalem. Ni les États-Unis ni les pays occidentaux, ni même les pays arabes, ne sont en mesure de vouloir faire pression sur les Israéliens. S’il y avait une vraie pression internationale sur Israël, l’affaire serait réglée depuis longtemps.

L’Europe

Le Brexit est une catastrophe pour la Grande-Bretagne, mais pas pour l’Europe. Les Britanniques commencent à payer le prix cher du Brexit. Même si la livre ne fait pas partie de la zone euro, elle a chuté de 13% par rapport à l’euro. La vie s’est renchérie et la compétitivité de l’économie britannique est moins forte. Au niveau des négociations commerciales, tous les accords qui passaient par l’Union européenne devront être revus avec l’ensemble des pays. L’Union européenne face à la Chine peut peser. La Grande-Bretagne face à la Chine pèsera moins.
Ce qui est plus problématique, c’est la panne en Allemagne. Emmanuel Macron comptait réunir le couple franco-allemand pour relancer l’Europe. L’Allemagne, elle, était soulagée de l’élection d’Emmanuel Macron, vu qu’il y avait une sorte de volonté de relance exprimée par le couple Merkel-Macron. Normalement, Angela Merkel devrait être renforcée en septembre avec un nouveau mandat. Elle est plutôt affaiblie puisqu’elle n’a pas été en mesure de former un gouvernement. Toutefois, on entre dans une période d’incertitude, on ne sait s’il y aura un gouvernement minoritaire, s’il y aura d’autres élections ou s’ils vont retarder cela.
Pour résumer, le Brexit ne gêne pas l’Europe, puisque les Britanniques ont constamment été un frein plus qu’un moteur dans la construction européenne. Par contre, les événements en Allemagne constituent un vrai coup dur. Ils arrivent à un moment clé alors que l’on attendait un redémarrage de l’Union européenne, qui sera retardé de quelques semaines, voire quelque mois. Il y a toujours eu des dangers sur l’Union européenne, qui s’en est toujours bien sortie. La construction européenne est une suite incessante d’accélérations et de coups d’arrêt. Plusieurs problèmes se sont posés à l’Europe et plusieurs pays ne jouent pas le jeu européen. Je pense à la Pologne et à la Hongrie, qui arborent par rapport à l’étranger une conception qui s’éloigne des valeurs européennes.
Par rapport à tous ces dangers, il aurait fallu un solide couple franco-allemand. La faiblesse vient là où on ne l’attendait pas puisqu’Angela Merkel, il y a encore quelques semaines, passait pour la maîtresse de l’Europe alors qu’aujourd’hui, elle se retrouve en difficulté.

Les Etats-Unis

Qui dit première puissance mondiale ne veut pas dire maître du monde. Les Etats-Unis n’arrivent pas à imposer leur volonté sur une série de dossiers, notamment sur l’Iran, Israël, la Chine, la Corée du Nord, la Syrie, la Russie, etc. D’ailleurs, le slogan de Donald Trump, « Make America Great Again », démontre implicitement que les Etats-Unis ne sont plus aussi puissants qu’auparavant. Dans un monde globalisé, même les pays les plus importants n’arrivent plus à dominer le monde.

L’Afrique

On peut penser que la démission du  président Mugabe n’est pas tout à fait volontaire et que le scénario qu’il envisageait était plutôt de donner les rênes du pouvoir à son épouse, ce qui aurait été une catastrophe supplémentaire pour un pays qui a déjà beaucoup souffert. Après avoir été un héros national, il a été un désastre national. C’est assez pathétique de voir quelqu’un ayant incarné la lutte pour l’indépendance, contre l’apartheid, etc. se transformer en tyran et, surtout, en quelqu’un qui a ruiné son pays. On ne peut que se féliciter de son départ du pouvoir. Ce qu’on peut craindre par contre, c’est que les militaires ayant pris ce pouvoir veuillent changer Mugabe sans changer le système et qu’ils continuent de piller le pays pour préserver leur part du gâteau sans le distribuer à l’ensemble des nationaux zimbabwéens. Le Zimbabwe, qui a beaucoup d’atouts, est hélas un « fail state ». Ce qui a forcé une partie de sa population à fuir vers l’Afrique du Sud. C’est une catastrophe parce que les habitants de ce pays méritent autre chose. Espérons que les militaires seront patriotes et ne se comporteront pas comme des gens voulant simplement s’accaparer le pouvoir et les richesses de ce pays.

L’Afrique  connait un vrai changement par rapport à la période précédente. Il y a une vingtaine d’années, à l’époque de “l’Afro-pessimisme”, les dirigeants économiques et politiques français commençaient à se désintéresser de l’Afrique. Le continent était vu comme celui de la guerre civile, du sida, de la corruption, du non-développement, des dictatures, etc. Mais aujourd’hui, le paysage a considérablement changé. On est passé de “l’Afro-pessimisme” à “l’Afro-optimisme”. Bien sûr, il y a le Zimbabwe, la RDC, la Somalie… Maurice a été un pays pionnier entre 1960 et 1990 et était le seul pays qui changeait de pouvoir par le biais des urnes. Aujourd’hui, une quarantaine de pays le font. La démocratie gagne du terrain. Le continent africain connaît une croissance moyenne de 5% par mois. Il y a moins de conflits qu’auparavant. L’Afrique est entrée de plain-pied dans la globalisation, ce qui constitue un changement fondamental au cours des 25 dernières années. L’Afrique doit pouvoir maintenant maîtriser ses défis sur le plan démographique. Mais le nombre d’Africains qui est sorti du seuil de pauvreté est impressionnant.

Maurice reste au carrefour de ces changements. Vu les changements entre la Chine et l’Afrique, Maurice bénéficie de la croissance aussi bien de l’Asie que de l’Afrique. Elle profite surtout de sa stabilité politique et démocratique, qui est un atout, ainsi que d’un système éducatif performant, contrairement à l’Afrique. Globalement, il n’y a pas de menace stratégique extérieure pour Maurice. Lorsqu’on regarde la situation de Maurice, il y a beaucoup de raisons d’être optimistes.

 Ce qui s’est passé au Chagos historiquement est un scandale. Même à l’époque où cela se passait, c’était déjà scandaleux. C’est arrivé alors que le colonialisme avait pris normalement fin et, donc, cette situation, ce déni de justice par rapport aux habitants des Chagos, est tout simplement ahurissant. Les Britanniques et les Américains, plutôt que de donner des leçons démocratiques aux pays du tiers-monde, devraient faire une autocritique de la souffrance et de l’injustice qu’ils ont fait subir aux habitants des Chagos.

Le football

Pascal Boniface a toujours adoré le football. En 1997, il avait proposé à deux éditeurs un livre sur le football et les relations internationales. Ils avaient considéré qu’il n’y avait aucun rapport entre les deux. Pourtant, on voit chaque jour que ce sport est au centre de questions internationales par l’importance sociétale et médiatique qu’il a, notamment à travers la façon dont Xi Jinping s’intéresse au football ou la coupe du monde, qui aura lieu en Russie, mais aussi avec l’achat par le PSG à travers des fonds qatari d’une star brésilienne pour conquérir le marché asiatique. Les grandes stars du football sont d’ailleurs devenues les citoyens les plus connus du monde. Par exemple, très peu de personnes à travers le monde connaissent António Luis Santos da Costa, le Premier ministre du Portugal, mais en revanche tout le monde connaît Cristiano Ronaldo. Le football est la face heureuse de la mondialisation. Globalement, il fait plus de bien que de mal. C’est une sorte de langage universel et cela crée un lien de conversation parce que chacun à en mémoire les actions de Pelé, le style de Platini, etc. Cela crée un vouloir vivre collectif et crée des liens.

Le nationalisme

Pascal Boniface  pense qu’on vit dans un monde où les identités sont multiples. On peut ainsi aussi bien être de Port-Louis, être Mauricien et citoyen du monde, comme on peut être Parisien, Français et citoyen du monde. Ce n’est pas exclusif. Il  pense que la complémentarité des identités le remportera sur leurs oppositions. Dans ce  monde en mutation, ce qui se passe à l’extérieur n’est pas extérieur. Dans un monde globalisé, ce que se passe à Maurice peut atteindre la France, et inversement. Les frontières existent toujours mais il y a une interdépendance qui n’a jamais été aussi forte. Nous avons une obligation de nous intéresser à ce qui se passe hors de chez nous.