LA FRANCE PITTORESQUE -24 octobre 1360 : ratification du traité de Brétigny scellant la libération du roi de France, prisonnier du roi d’Angleterre – (D’après « Histoire générale de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours » (Tome 4) par Abel Hugo, paru en 1841)

Conclu au mois de mai précédent, le traité est confirmé à Calais et met un terme aux quatre années de captivité à Londres de Jean II, roi de France prisonnier des Anglais depuis la bataille de Poitiers du 19 septembre 1356

Jean II, le roi de France, était captif en Angleterre, fait prisonnier le 19 septembre 1356 lors de la bataille de Poitiers. Édouard III d’Angleterre, en traitant son prisonnier avec une générosité apparente, mettait de dures conditions à sa délivrance, et Jean II, fatigué de sa captivité, finit par consentir à restituer toutes les provinces conquises sur l’Angleterre depuis Henri II, et à dispenser le monarque anglais de l’hommage pour ses diverses possessions en France. Le traité fut envoyé à Paris ; mais les États généraux, d’accord sans doute avec le régent, refusèrent de le ratifier (mars 1359).

Charles le Mauvais, roi de Navarre, qui avait déclaré la guerre au régent — le dauphin, fils de Jean II et futur Charles V — et ravageait les provinces françaises, s’allia de nouveau avec le roi d’Angleterre. Irrité des refus des États généraux, Édouard III, qui, pendant la trêve, avait fait d’immenses préparatifs, descendit à Calais avec cent mille hommes. Le régent ne pouvant arrêter sa marche, pourvut à la défense des places, et y fit transporter les vivres, les fourrages et les effets précieux ; les campagnes restèrent abandonnées à l’ennemi, selon la tactique dite de la terre déserte.

Représentation du roi Edouard III d'Angleterre extraite des albums du roi Louis-Philippe constitués dans la première moitié du XIXe siècle

Représentation du roi Edouard III d’Angleterre extraite des albums du roi
Louis-Philippe constitués dans la première moitié du XIXe siècle

Le roi d’Angleterre parcourut les provinces sans rencontrer d’obstacles et acheva de détruire ce qui avait échappé à la fureur des bandes et des paysans. Il attaqua Reims le 20 décembre 1359, où il voulait se faire sacrer roi de France ; mais les habitants, animés par leur archevêque, lui opposèrent une résistance si vigoureuse qu’il fut obligé de lever le siège (11 janvier 1360), se vengeant de ce mauvais succès en pillant la Champagne, en rançonnant la Bourgogne, en ravageant le Nivernois, la Brie et le Catinois ; puis il se présenta devant Paris, où le régent s’était enfermé.

Il essaya en vain de l’attirer à une bataille, ne put lui faire changer son plan de défense, et se retira pour aller ravager le Maine, la Beauce et les environs de Chartres ; sa position commençait néanmoins à I’inquiéter ; il n’avait pu s’emparer encore d’aucune ville importante ; le pays, ruiné par ses troupes, ne lui fournissait plus de vivres ; il n’était pas plus avancé que lorsqu’il était entré en France, et il craignait de perdre son armée en prolongeant cette expédition ; mais son orgueil avait peine à y renoncer. Un orage affreux (13 avril 1360) qui épouvanta ses troupes lui servit de prétexte ; il supposa en avoir été effrayé lui-même, et avoir fut vœu de consentir à la paix. Il retourna donc en Angleterre, et signa le traité de Brétigny, qui fut approuvé par les États généraux le 8 mai 1360.

Par ce traité, le roi Jean cédait le Poitou, la Saintonge, le Limousin, le Périgord, l’Agenois, le Quercy, Calais, Guînes et Montreuil ; il renonçait à l’hommage qui lui avait été rendu jusqu’alors pour la Guyenne et pour le comté de Ponthieu ; enfin, il s’engageait à payer trois millions d’écus d’or. De son côté, Édouard renonçait à toute prétention sur la couronne de France et sur la principauté de la Normandie, de la Touraine, du Maine, de l’Anjou, de la Flandre et de la Bretagne. Les renonciations formelles devaient être confirmées tard par les deux monarques, et le roi de France devait livrer en otages trois de ses fils, son frère et trente-six autres princes ou seigneurs.

« Une observation qui me semble avoir échappé aux historiens, dit Chateaubriand, doit être faite : Jean, en cédant tant de provinces à Édouard, ne cédait pourtant presque rien des domaines de son royaume proprement dit. C’étaient des seigneurs indépendants, les La Marche, les Comminges, les Périgord, les Châtillon, les Foix, les Armagnac, les Albret, qui changeaient seulement de seigneur : qui, ne reconnaissant jamais que la couronne de France, eût eu le droit de leur donner un autre suzerain, en appelèrent, sous Charles V, a cette couronne, et secouèrent le joug étranger. Ainsi, ce démembrement de la monarchie féodale ne se pourrait comparer en aucune manière au démembrement de la monarchie compacte et constitutionnelle d’aujourd’hui. »

Représentation du roi de France Jean II le Bon extraite des albums du roi Louis-Philippe constitués dans la première moitié du XIXe siècle

Représentation du roi de France Jean II le Bon extraite des albums du roi
Louis-Philippe constitués dans la première moitié du XIXe siècle

Charles le Mauvais, craignant que le roi de France, débarrassé de toute inquiétude du coté de l’Angleterre, ne le punît de ses perfidies, s’empressa de signer la paix avant que le roi eût été rendu a la liberté. Jean II rentra en France le 23 octobre 1360, après plus de quatre ans de captivité, et confirma le lendemain, à Calais, le traité de Brétigny.

La fin de son règne ne fut pas plus heureuse que ne l’avait été le commencement. Trois de ses fils donnés en otages le remplacèrent en captivité. Il trouva te royaume que lui avait conservé la prudence de son fils aîné dans un état de misère effroyable. Aux ravages des grandes compagnies d’aventuriers succédèrent la famine et la peste. Les nouvelles bandes, qui prirent le nom de tard-venus, parce qu’elles avaient commencé plus tard leurs brigandages, se réunirent aux anciennes, et devinrent des corps redoutables, composés de brigands de toutes les nations, habitués à la guerre et commandés par d’habiles capitaines ; elles furent en état de résister aux armées que le roi envoya contre elles.

La grande compagnie, commandée par Séguin de Battefol, chevalier gascon, défit aux environs de Lyon, près du château de Brignais, une armée commandée par Jacques de Bourbon, comte de La Marche, qui avait réuni sous sa bannière les chevaliers de l’Auvergne, du Limousin, de la Provence, de la Savoie et du Dauphiné. Dans cette bataille, le comte de Forez fut tué, le comte de La Marche et son fils furent blessés à mort, et un grand nombre de chevaliers, parmi lesquels on comptait plusieurs comtes et barons, restèrent au pouvoir des aventuriers qui, n’ayant plus d’ennemis à craindre, pillèrent le Mâconnais, le Lyonnais, le Forez, le Beaujolais, et descendirent par les rives du Rhône jusqu’à Avignon, d’où le pape Innocent VI ne put les éloigner qu’en leur donnant l’absolution et trente mille florins d’or. Cette grande compagnie, prise à la solde du marquis de Montferrat, passa en Italie pour faire la guerre aux Visconti de Milan.

LA FRANCE PITTORESQUE – 11 octobre 1660 : démolition du théâtre du Petit-Bourbon afin d’agrandir le Louvre (D’après « Les quarante-huit quartiers de Paris : biographie historique, archéologique et anecdotique des rues, des palais, des monuments, etc. », édition de 1850)

Sur l’emplacement même de ce théâtre se trouvait encore au début du XVIe siècle le palais du fameux connétable Charles de Bourbon (1490-1527), dernier des grands seigneurs féodaux : jugé en 1523 par le roi François Ier pour rébellion, il fut déclaré traître et criminel de lèse-majesté ; on y brisa ses armoiries, et on fit barbouiller de jaune les portes et les fenêtres de sa maison par la main du bourreau.

Il dut fuir la France, ses biens étant attribués dans un premier temps à Louise de Savoie, mère de François Ier, avant d’être rattachés au domaine royal à la mort de celle-ci en 1531. C’est au palais du Petit-Bourbon qu’était morte, à l’âge de vingt-huit ans et en pleine guerre de Cent Ans, la duchesse de Bedford, Anne de Bourgogne, fille de Jean sans Peur et femme du régent de France — Jean Lancastre, duc de Bedford — pour le roi d’Angleterre, le 14 novembre 1432.

Emplacements de l'Hôtel du Petit-Bourbon et du Louvre sur un plan de Paris de 1550

Emplacements de l’Hôtel du Petit-Bourbon et du Louvre sur un plan de Paris de 1550

Ce palais fut en grande partie démoli en 1525, à l’exception de la chapelle et d’une vaste galerie où l’on établit un théâtre qui servait aux fêtes et aux ballets de la cour, où les princes et Louis XIV lui-même dansaient publiquement. Le 19 mai 1577, des comédiens italiens que le roi Henri III avait fait venir de Venise, et qui avaient donné des représentations à Blois, furent installés au théâtre du Petit-Bourbon ; ils prenaient quatre sous par personne, et ils attiraient un grand concours de spectateurs. En 1584 et en 1588 il parurent une seconde et une troisième troupe. En 1645, le théâtre du Petit-Bourbon fut occupé par des bouffons italiens, que le cardinal Mazarin avait fait venir pour satisfaire la passion de la reine Anne pour les spectacles, et où il fit représenter la Festa theatraleOrphée et Euridice, etc.

En 1658, ce théâtre fut accordé à Molière, dont la troupe débuta en présence de Louis XIV, le 3 décembre, par l’Etourdi et le Dépit amoureux. Cette troupe donna des représentations sur ce théâtre jusqu’en 1660, époque où Molière quitta le théâtre du Petit-Bourbon pour aller occuper la salle du Palais-Royal le 20 janvier suivant, et où ils demeureront jusqu’à la mort du dramaturge en 1673. En cette année 1660, des comédiens espagnols venus avec l’infante Marie-Thérèse, que Louis XIV venait d’épouser, donnèrent trois représentations sur le théâtre du Petit-Bourbon, dont la démolition fut commencée le 11 octobre.

Sur son emplacement fut bâtie, du côté du quai, la partie de la colonnade du Louvre dont Louis XIV posa la première pierre le 17 octobre 1665. Les restes du palais du Petit-Bourbon qui n’avaient pas été occupés par le théâtre avaient été affectés au garde-meuble de la couronne, qui fut transféré à l’hôtel Conti en 1758. C’est dans la galerie de ce palais que furent réunis les états généraux de 1614, du 27 octobre 1614 au 23 février 1615, derniers avant ceux de 1789.

LA FRANCE PITTORESQUE – 2 octobre 1804 : mort de Nicolas-Joseph Cugnot, père des véhicules à vapeur (D’après « Bulletin de la Société industrielle de l’Est » paru en 1912, « Le Pays lorrain » paru en 1975 et « Le Petit Journal » du 12 octobre 1912)

Précurseur de l’automobile et de la locomotive, Nicolas-Joseph Cugnot consacre la première moitié de sa vie à étudier les techniques de fortifications, et à 45 ans fait la démonstration de son fardier, « machine à feu » à usage militaire, mais sombre dans l’oubli malgré l’admiration que lui voue Bonaparte

De la vie de Nicolas-Joseph Cugnot, né à Void (Meuse) le 26 février 1725, on ne connaît guère que son invention. Nous savons que son père, Claude Cugnot, avait épousé Victoire Bourget, qui lui donna douze enfants de 1725 à 1739, soit neuf garçons et trois filles. Victoire mourut la première en août 1750, âgée de 52 ans, mais son mari lui survécut 42 ans et décéda sous la Convention à l’âge de 95 ans. Des onze frères et sœurs de Nicolas-Joseph, trois au moins moururent avant l’âge de 20 ans ; deux filles demeurées à Void décédèrent à 77 et 89 ans. Six garçons ont disparu de l’histoire de Void sans que nous sachions ce qu’ils sont devenus.

Si sa carrière laisse sans réponse un certain nombre de points d’interrogation, il paraît toutefois utile de souligner plusieurs faits :

1°. Nicolas-Joseph Cugnot n’est pas né, comme on l’a écrit, dans une famille de cultivateurs attachés à la charrue, mais dans un milieu de petits bourgeois fortunés ; et si certains le prétendent apparenté à Durival, les registres paroissiaux ne citent pas ce nom dans la parenté des Cugnot.

2°. Cugnot aurait quitté son village en bas-âge, entraîné par on ne sait quel prince, séduit par la vivacité de son intelligence. Instruit à Florence, servant dans les troupes autrichiennes, il serait revenu en 1743 avec un titre d’ingénieur. Les références à ces données manquent. Une certitude : en 1766, Cugnot se dit « ancien ingénieur de Sa Majesté impériale, royale et apostolique ». On voit qu’il résidait alors à Bruxelles. Une chose apparaît donc sûre : Cugnot, originaire d’une prévôté touloise et française, est entré au service de François III, duc de Lorraine devenu après son mariage empereur sous le nom de François Ier. Incontestablement, il ne s’est pas laissé entraîner dans le sillage des Choiseul, seigneurs de Sorcy, qui servirent l’un après l’autre le roi de France. Cependant, une décision d’entrer dans l’armée a pu venir aisément au jeune Cugnot qui vivait dans une région où le passage des troupes était fréquent.

Gravure (colorisée) parue dans Les merveilles de la science ou Description populaire des inventions modernes (1877) de Louis Figuier et réalisée d'après un dessin d'Ulysse Parent représentant l'essai supposé du second modèle du fardier de Cugnot, en novembre 1770, qui se serait soldé par un accident

Gravure (colorisée) parue dans Les merveilles de la science ou Description populaire
des inventions modernes
 (1877) de Louis Figuier et réalisée d’après un dessin
d’Ulysse Parent représentant l’essai supposé du second modèle du fardier de Cugnot,
en novembre 1770, qui se serait soldé par un accident

3°. On rapporte que Cugnot aurait été mal vu de ses parents à cause de « ses inventions ruineuses et diaboliques ». Cette assertion est pour le moins curieuse, car Nicolas-Joseph vécut à Bruxelles et à Paris, et ses inventions ne coûtèrent rien à une famille qu’il rencontra sans doute fort peu après son départ de Void. Les Cugnot n’étaient pas militaristes. Alors que les différentes branches de leur famille de Sorcy étaient prolifiques, aucun soldat de la Révolution originaire de Sorcy ne porte leur nom. Le choix d’une carrière de soldat ne pouvait plaire à la famille de Nicolas-Joseph.

4°. Cugnot aurait reçu sa formation auprès de l’Archimède lorrain, Vayringe, professeur à Lunéville. On cherche à quelle école Cugnot reçut son instruction de technicien. Puisque le duc de Lorraine est devenu grand-duc de Toscane, on imagine qu’il a reçu cette formation à Florence, etc. La réponse est sans doute ailleurs, et beaucoup plus élémentaire.

Jeune, Nicolas-Joseph put aisément fréquenter l’école paroissiale et recevoir les rudiments de lecture, écriture et calcul habituels à cette époque. La Lorraine était dans le domaine de l’enseignement en avance sur bien des régions. Pour le reste, Cugnot ne connut certainement aucune École du génie. On sait que le savant Philippe Vayringe, enfant de Nouillonpont (Meuse) né en 1684, quitta sa famille fort jeune (10 ou 12 ans) et apprit la serrurerie et ses mécanismes à Metz et à Nancy, chez des artisans qui le recueillirent. Passionné d’horlogerie, il inventa toutes sortes d’appareils sans avoir jamais suivi d’enseignement spécialisé. L’apprentissage à cette époque était surtout technique.

Pour ce qui est de Cugnot, il apprit l’art de la fortification et lui consacra plusieurs ouvrages, fruit de ses campagnes en Allemagne et aux Pays-Bas : Les éléments de l’art militaire antique et moderne, paru en 1766 sous forme de deux volumes ; La fortification de campagne théorique et pratique, édité à Bruxelles en 1769 ; La Nouvelle manière de construire les places, daté de 1778.

Quoi qu’il en soit, Nicolas-Joseph Cugnot revint en France en 1763 et s’installa à Paris, publiant ses travaux sur les fortifications et faisant admettre par le maréchal de Saxe un fusil qu’il venait d’inventer. L’invention du fardier était une affaire pus complexe. Cugnot avait commencé vers 1763, à Bruxelles, avant son retour à Paris, à appliquer son idée de la transformation du mouvement rectiligne en mouvement rotatif, utilisant l’énergie de la vapeur. Il n’eut pas besoin de suivre les cours d’une école ; et d’ailleurs, qui le lui eût enseigné, sinon les industriels qui domestiquaient la vapeur.

En 1769, un officier suisse, Planta (ou de Planta) proposa au ministre Choiseul plusieurs inventions, en particulier celle d’une voiture « mue par l’effet de la vapeur d’eau produite par le feu ». Le général Gribeauval, ayant été appelé à examiner le prospectus de cette invention et ayant reconnu que Cugnot réalisait à Paris une invention semblable, détermina Planta à en faire lui-même l’examen. Cet officier « la préféra de tous points » à la sienne, et ceci prouve une grande modestie, et une grande admiration. Choiseul chargea Cugnot d’exécuter en petit sa machine aux frais de l’État.

L’expérience de la mise en marche eut lieu en 1770 — et non en 1769, comme le prétendent certains auteurs — devant Choiseul, le général Gribeauval, et d’autres spectateurs. La voiture était chargée de 4 personnes, et effectua 1800 à 2000 toises (3 km et demi à 4 km) à l’heure. Certes, cette vitesse est bien faible : mais les faits sont là pour prouver suffisamment qu’il ne s’agissait point de faire accomplir à la voiture de Cugnot un raid ; elle était simplement destinée au transport du matériel d’artillerie. D’où son nom de fardier.

Cette première expérience mit en évidence les défauts de la machine : la disproportion entre les pompes et la chaudière empêchait qu’elle marchât plus de 12 à 15 minutes sans interruption. « Il fallait alors la laisser reposer pour que la vapeur d’eau reprît sa première force ». Enfin le four laissait échapper de la chaleur.

Néanmoins, cette épreuve inspira confiance en l’avenir ; et Cugnot fut chargé de l’exécution en grand, à la fonderie de Strasbourg et à l’Arsenal d’artillerie de Paris, d’une machine qui devait porter 8 à 10 milliers (3,9 à 4,9 tonnes) et marcher à la même vitesse que la première.

Cette seconde machine fut-elle essayée ? Ici, surtout, apparaît la contradiction qui poursuit impitoyablement la documentation relative à Cugnot. D’une part, dans ses Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de la République des lettres, Bachaumont écrit le 20 novembre 1770 que, le mardi précédent, « une machine à feu, dont M. Gribeauval avait fait faire l’expérience, (…) a traîné dans l’arsenal une masse de cinq milliers, servant de socle à un canon de quarante-huit. (…) La même machine doit monter sur les hauteurs les plus escarpées et surmonter tous les obstacles de l’inégalité des terrains ou de leur abaissement » ; d’autre part Choiseul et Gribeauval sont muets sur ce second essai. Mais si l’expérience de novembre 1770 eut lieu, elle se solda par un accident, le fardier, que l’on ne put freiner, finissant sa course dans un mur.

Histoire de la locomotion : le Fardier de Cugnot et la Fusée de Stephenson. Chromolithographie du XXe siècle

Histoire de la locomotion : le Fardier de Cugnot
et la Fusée de Stephenson. Chromolithographie du XXe siècle

Sept mois mois plus tard, le 2 juillet 1771, le général Gribeauval écrit au marquis de Monteynard, alors ministre de la Guerre, que la voiture de Cugnot, installée à l’arsenal, est prête à l’épreuve — il s’agissait donc soit du second modèle, soit de ce second modèle mais réparé — ; épreuve qui, d’ailleurs, n’eut pas lieu, le marquis répondant qu’il était obligé d’aller à Compiègne : la petite fête fut remise à plus tard. Choiseul, de son côté, exilé à Chanteloup, ne pouvait plus provoquer l’expérience, et la voiture de Cugnot resta dans un couvert de l’Arsenal.

Le fardier de Cugnot est un tricycle. Les deux roues de derrière supportent la plate-forme aux fardeaux. La roue de devant, munie d’un bandage crénelé pour en augmenter l’adhérence, est à la fois mobile et directrice. Une chaudière, placée à l’avant, envoie à deux cylindres en bronze, disposés obliquement, la vapeur qui, à haute pression, actionne alternativement les pistons.

Deux tocs en forme de marteau, fixés sur les tiges des pistons, font agir, par l’intermédiaire d’un parallélogramme et de deux balanciers, le tiroir rotatif qui établit ou supprime la communication de l’intérieur des cylindres avec le tuyau de vapeur et l’atmosphère. Ces tocs pouvant être placés à des hauteurs différentes, on fait varier la détente à volonté.

Un rochet communique le mouvement à la roue : renversé, il fait faire machine arrière. Chose très remarquable : une ingénieuse série d’engrenages permet à la roue directrice et motrice de faire, avec le reste du système, des angles même de 90 degrés. Le fardier tournait aussi facilement sur le terrain que s’il avait été traîné par des chevaux.

Ainsi, du premier coup, Nicolas-Joseph Cugnot avait exécuté une machine à haute pression, à double effet, à détente variable, ayant l’avantage de faire faire à l’avant-train des angles considérables, par rapport à l’arrière-train. Quand on songe à l’état de la science et de l’industrie au XVIIIe siècle, on ne peut qu’admirer son génie créateur. L’Anglais Stephenson, l’Écossais Watt, le Suisse de Planta, avaient conçu l’idée de la machine sur route ; mais leur idée n’était pas encore entrée en réalisation. Avec sa vive intuition et sa ténacité, Cugnot parvint à faire fonctionner son invention en 1770. Le brevet de Watt pour l’emploi de la détente variable est de 1782. Les premières locomotives de Stephenson sont de 1811.

La machine de Cugnot se trouvait encore à l’Arsenal lorsqu’en 1793 un Comité forma le projet d’en faire de la ferraille. Elle fut sauvée grâce à l’énergie d’un « homme de cœur et d’intelligence », Léonard Rolland, commissaire général de l’artillerie et ordonnateur des guerres qui vanta la machine de Cugnot au général Bonaparte de retour d’Italie et venant d’être élu, le 25 décembre 1797, membre de l’institut (section des Arts mécaniques) ; et le 30 janvier suivant, Bonaparte déposait sur le bureau de l’Institut une note de Rolland relative à cette voiture. Coulomb, Perrier, Bonaparte et Prony furent chargés de faire un rapport sur la machine, et d’engager Cugnot, qui avait alors 73 ans, à assister à l’expérience qu’on en ferait.

La malchance continuait à guigner Cugnot ; Bonaparte eut à préparer l’expédition d’Égypte : il s’embarqua au mois de mai, sans que la commission se fût réunie. Il n’y eut donc pas de nouvelle expérience. À partir de ce moment, on peut séparer la vie de l’inventeur de celle de son invention.

Cugnot, qui végète misérablement, qui ne jouit plus de l’appointement de 600 francs qu’il avait obtenu de Louis XV en 1772, en considération de ses inventions, qui ne vit, dit la légende, que grâce aux secours que lui accorde une dame charitable de Bruxelles, demande le rétablissement de sa pension. Sa supplique donne lieu à un rapport de Lalande, Messier et Prony, rapport tellement élogieux que le Premier Consul élève même à 1000 francs la pension réclamée.

Ce secours empêche Cugnot de périr de misère, mais ne l’empêche pas de mourir de vieillesse : il s’éteint le 2 octobre 1804. « Il ne sortait plus depuis 4 ans, dit l’article nécrologique du Moniteur universel. Il est mort célibataire, avec une vue excellente ».

Quant à la machine de Cugnot, demeurée à l’Arsenal, elle aurait été démontée en 1799 sur l’instigation du directeur de cet établissement, et sur l’ordre consécutif du ministre Dubois-Crancé pour prendre place au Musée des Arts si Léonard Rolland, qui apparaît vraiment comme le sauveur prédestiné de la machine de Cugnot, ne s’était opposé à ce qu’elle fût envoyée dans « cette espèce de Purgatoire » — ce sont là ses propres expressions. Et avant qu’elle fût définitivement classée comme épave historique, il proposa au ministre de la Guerre et au président du Pouvoir exécutif de faire un dernier essai à l’Arsenal.

Parallèlement, d’une part le Conservatoire des Arts et Métiers, dans une délibération du 27 juillet 1799, réclama au gouvernement le dépôt de cette machine au Conservatoire, d’autre part le général Andréossi demanda au ministre, le 14 février 1800, en s’appuyant sur les raisons de Rolland, de faire l’épreuve de la machine de Cugnot en présence du 1er inspecteur de l’artillerie, des membres du Comité de cette arme et de celui des fortifications, des citoyens Perrier, Brézin et Rolland.

Second modèle du fardier de Nicolas-Joseph Cugnot, exposé au Musée des Arts et Métiers, à Paris

Second modèle du fardier de Nicolas-Joseph Cugnot, exposé au Musée des Arts
et Métiers, à Paris. © Crédit photo : Jérôme da Cunha

Brézin, fils du constructeur de la machine, la considérant comme chef-d’œuvre de forge de son père, offrait de faire gratuitement les réparations. La proposition du général Andreossi fut approuvée ; mais aucune trace d’un essai quelconque ne subsiste dans les documents officiels. Aussi les opinions diffèrent-elles sur la possibilité de cet. essai quasi posthume (nous sommés en 1800 et Cugnot est mort en 1804) ; d’ailleurs dans son rapport le général Andréossi parle déjà de feu Cugnot.

Les auteurs des meilleures monographies relatives à Cugnot sont d’accord pour considérer comme bien improbable une expérience qui, attendue si longtemps, serait restée secrète, cachée par les murs de l’Arsenal. Une autre école affirme l’authenticité de cette expérience, et donne sur elle de terrifiants détails : « la trop grande violence des mouvements de la voiture ne permit pas de la diriger, et dès la première épreuve, elle renversa un pan de mur ».

Le Moniteur du 18 vendémiaire an XIII relate cet événement. Pouillet, ancien directeur du Conservatoire, affirme aussi ce fait, qu’il prétend tenir de son prédécesseur Molard. C’est enfin l’opinion de l’auteur scientifique de renom Louis Figuier. Éprouvée ou non, la 2e voiture de Cugnot fut confiée en 1801 au Conservatoire des Arts et Métiers.

LA FRANCE PITTORESQUE -28 septembre 1895 : mort du fondateur de la microbiologie Louis Pasteur

Pasteur naquit à Dôle, dans le Jura, le 27 décembre 1822, de parents modestes qui fui firent faire, au prix de lourds sacrifices, de sérieuses études qu’il commença en province et termina à Paris. A dix-huit ans, il obtint une place de maître d’études au collège de Besançon et trois ans après il entrait à l’Ecole normale. A partir de ce moment il conquit successivement tous les hauts grades universitaires et occupa diverses situations avec une incontestable autorité. Agrégé ès sciences en 1846, docteur ès sciences en 1847, il devint professeur de physique au lycée de Dijon en 1848, professeur suppléant de chimie à la faculté de Strasbourg en 1849 et professeur en titre en 1852.

Après avoir été pendant trois ans doyen de la faculté des sciences de Lille, il fut appelé à Paris et nommé directeur des études scientifiques à l’Ecole normale supérieure, professeur de géologie, de physique et de chimie à l’Ecole des beaux-arts, puis professeur de chimie à la Sorbonne.

Louis Pasteur

Louis Pasteur

A cette époque Pasteur jouissait déjà d’une très grande réputation dans le monde savant et d’éclatants témoignages d’admiration étaient rendus à ses travaux. En 1882 il avait été élu membre de l’Académie des sciences dans la section de minéralogie et la Société royale de Londres lui avait décerné la médaille Rumford pour ses recherches sur les relations de la polarisation de la lumière avec l’hémiédrie dans les cristaux, Peu de temps après Pasteur obtenait un prix de 10 000 florins du ministère de l’agriculture d’Autriche pour la découverte du meilleur moyen de combattre la maladie des vers à soie.

Puis ce fut la Société d’encouragement aux sciences qui lui attribua un prix de 12 000 francs pour l’ensemble de ses travaux sur les vers à soie, les vins, les vinaigres et les bières. Plus tard vinrent s’ajouter d’autres récompenses, notamment une pension viagère de 12 000 francs, accordée en 1874 par l’Assemblée nationale sur le rapport de Paul Bert. Rappelons en passant qu’à la fin de l’Empire Pasteur était commandeur de la Légion d’honneur et que son nom figure sur la dernière liste de sénateurs signée par Napoléon III en juillet 1870 et non promulguée.

Mais si à cette époque Pasteur était déjà célèbre par ses travaux sur les ferments et la part active qu’il avait prise dans la fameuse discussion sur la génération spontanée qui avait passionné le monde savant et même le public, une gloire plus grande lui était réservée le jour où définitivement il établit les bases de la doctrine dite microbienne, qui transforma si heureusement la science et la pratique de la médecine et de la chirurgie. Les plus belles applications de ces idées fécondes enfantées par le génie de Pasteur se trouvent dans les recherches sur la maladie charbonneuse, le choléra des poules, la septicémie, la rage et finalement la diphtérie.

Lorsqu’on sut que Pasteur avait découvert le virus antirabique et démontré par des expériences les merveilleux résultats qu’il en obtenait, ce fut dans le monde entier un véritable cri d’admiration. De tous les coins de l’univers l’illustre chimiste reçut des lettres de félicitation et la plupart des gouvernements envoyèrent aussitôt des savants à Paris pour étudier sur place les effets du nouveau remède. L’enthousiasme fut extrême à l’étranger, plus calme en France. Le gouvernement et le conseil municipal de Pans lésinèrent en effet lorsqu’il fut question de créer un Institut antirabique. Une souscription internationale fut alors ouverte et grâce à un élan généreux du public, Pasteur put fonder le bel établissement de la rue Dutot où tant de beaux travaux furent exécutés, notamment ceux du docteur Roux, qui vint accroître encore la gloire de son illustre maître en découvrant, d’après la méthode de celui-ci, le remède contre la diphtérie.

Avec la découverte du virus antirabique Pasteur était parvenu à l’apogée de la célébrité. Une cérémonie grandiose et qui laissa un souvenir ineffaçable à tous ceux qui en furent témoins devait consacrer publiquement cette gloire. Comme Victor Hugo, qui le jour de son quatre-vingtième anniversaire vit défiler devant sa demeure la population parisienne tout entière, Pasteur devait assister vivant à son apothéose. Le 27 décembre 1892 fut célébré dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le jubilé du grand savant.

Plus de six mille personnes se pressaient à cette cérémonie que présidait Carnot, et ce fut au milieu de l’émotion générale que Charles Dupuy, alors ministre de l’instruction publique, fit le panégyrique de Pasteur qu’il termina par ces mots : « Vous n’êtes pas seulement un grand et illustre savant, vous êtes un grand homme. » Ensuite vint le célèbre chirurgien anglais Lister qui à son tour fit l’éloge du savant français, puis d’autres délégués étrangers qui portèrent à notre compatriote leur tribut d’admiration.

L'ange de l'inoculation (M. Pasteur). Caricature parue dans « Don Quichotte » du 18 mars 1886

L’ange de l’inoculation (M. Pasteur)
Caricature parue dans « Don Quichotte » du 18 mars 1886

Pasteur pouvait à peine retenir ses larmes. Malade déjà du mal qui devait l’emporter dans une dernière crise, l’illustre vieillard n’eut pas la force de prendre la parole et c’est par l’intermédiaire de son fils qu’il répondit au ministre et aux délégués étrangers. Faisant allusion à la belle médaille gravée par Roty qui lui avait été remise et désignant la jeunesse des Ecoles qui se pressait en foule dans le vaste hémicycle, il termina son discours par cette phrase touchante, couverte par les applaudissements de la salle entière :

« Messieurs, je vous exprime ma profonde émotion et ma vive reconnaissance. De même que sur le revers de cette médaille, Roty, le grand artiste, a caché sous des roses la date si lourde qui pèse sur ma vie, de même vous avez voulu donner à ma vieillesse le spectacle qui pouvait la réjouir davantage, celui de cette jeunesse si vivante et si aimante. » Sur ces mots toute la salle se leva en criant : Vive Pasteur ! et Carnot, se levant spontanément de son fauteuil, s’avança vers le savant qu’il serra dans ses bras.

Cette solennité de la Sorbonne fut peut-être unique dans son genre et fait date dans la vie de Pasteur. C’est en effet la dernière fois que le grand savant se montra dans une cérémonie publique. A partir de cette époque sa santé alla chaque jour en déclinant. Au commencement de 1895, il ne put se rendre à l’Hôtel de Ville, pour recevoir la médaille que le conseil municipal lui avait votée en même temps qu’il en décernait une au docteur Roux.

Vivant très retiré, soit à l’Institut de la rue Dutot, soit dans sa maison d’Arbois, dans le Jura, soit encore dans la propriété de Garches, que l’État avait mise à sa disposition et où il rendit le dernier soupir, Pasteur consacra ces dernières années à la vie de famille. Sa femme, son fils, sa fille, mariée au charmant écrivain Vallery-Radot, et ses petits-enfants rivalisèrent de dévouement pour atténuer les souffrances du grand savant dont la perte fut déplorée aux quatre coins de l’univers.

LA FRANCE PITTORESQUE -Amoralité du monde politique ou l’ère des marchandages électoraux (Extrait du « Petit Journal » du 2 avril 1911)

Il y a cent ans et à l’occasion d’une décision judiciaire dans un procès mettant en scène un député corrompu, Jean Lecoq explique aux lecteurs du Petit Journal comment et pourquoi les hommes politiques, au fil de promesses non tenues et de faveurs illégalesaccordées sur les deniers de la République, ont outrageusement discrédité leur fonction

Le tribunal civil de Dax vient de juger un petit procès qui éclaire d’un jour singulier et nos mœurs politiques et l’âme de certains politiciens. il s’agissait d’un différend entre M. Loustalot, député, et M. Ducamin, qui avait été son agent électoral, écrit le chroniqueur du Petit JournalSi je suis nommé, avait dit le premier au second, je vous ferai obtenir un bureau de tabac ou une recette buraliste importante. Et le candidat ne s’était pas contenté d’un engagement verbal : il avait bel et bien libellé par écrit et signé sa promesse.

Malheureusement, vous savez ce que valent les promesses des candidats. Autant en emporte le vent. M. Loustalot est aujourd’hui député, et M. Ducamin n’a pas son bureau de tabac. De là le procès que celui-ci fit à celui-là. Le danger passé, au diable le saint ! dit un proverbe italien. L’élection assurée, au diable les promesses ! disent nos bons députés… Et dame ! s’il leur fallait remplir tous les engagements pris pendant la période électorale, tous les bureaux de tabac, toutes les recettes buralistes de France, de Navarre et des colonies n’y suffiraient pas.

Mais ce n’est point sur ce manquement à la foi promise que j’entends épiloguer ici. Non ! s’exclame notre journaliste. Ce qui me frappe dans cette affaire Loustalot-Ducamin, c’est l’impudence avec laquelle s’affichent ces maquignonnages électoraux. Voilà un monsieur qui, briguant un mandat de député, ne craint pas de s’engager par écrit à faire payer par le pays, les services de son agent électoral. Vous aurez un bureau de tabac ou une recette buraliste, lui dit-il. A quel titre ?… Il n’importe ! Point n’est besoin de titres : il suffit que je le veuille, moi, député…

Et l’on voudrait après cela que le peuple eût confiance dans la vertu de ceux qui le gouvernent, on voudrait nous faire croire que les faveurs officielles sont accordées uniquement à qui les mérite… Mais ce sont les hommes politiques eux-mêmes qui s’ingénient à nous démontrer le contraire, qui ruinent en nous toute confiance en affichant outrageusement leurs procédés de favoritisme. Et ces messieurs se plaignent d’être assaillis tout le jour, par les sollicitations de leurs électeurs… A qui la faute ?…

Ils ont fait de leur élection une question de marchandages éhontés ; ils ont promis toutes les faveurs. Ils ont enlevé au peuple toute illusion, sauf une croyance unique, la croyance en leur influence, en leur toute puissance. Ils lui ont laissé croire qu’ils pouvaient tout, même l’illégalité ; et que la France était à eux, que la France c’était eux.

Comment ne seraient-ils pas les premières victimes de leur inconséquence ; comment ne supporteraient-ils pas les effets de la démoralisation qu’ils ont répandue autour d’eux ?…

LA FRANCE PITTORESQUE -Enseignes à travers les âges : fruits d’une inspiration goguenarde égayant maisons et rues (D’après « Le Petit Journal. Supplément du dimanche », paru en 1914)

De pittoresques enseignes décoraient jadis les boutiques parisiennes et donnaient aux rues de la ville la physionomie la plus originale. Quel spectacle amusant ce devait être que celui de ces rues étroites et tortueuses d’autrefois, avec toutes ces grandes enseignes qui se balançaient au bout de longues tringles de fer. Et si une ordonnance de 1766 exige qu’elles ne prennent plus la forme, dangereuse pour les passants, d’une potence, elles n’en connaissent pas moins un fabuleux essor, devenant même le support de messages politiques facétieux au XIXe siècle.

Le Moyen Age fut, dans nos vieilles villes, l’époque où les enseignes se multiplièrent. En ce temps-là, les rues ne portaient pas de nom, les maisons n’avaient pas de numéros. C’est par quelque enseigne connue qu’on désignait les unes et les autres. La place Saint-Michel dut son nom à une maison qui portait pour enseigne la figure de l’archange terrassant le démon ; de même la rue de l’Homme Armé, qui ne disparut qu’au XIXesiècle ; et aussi la rue de l’Arbre-Sec et celle du Chat-qui-pêche, qui existent encore aujourd’hui.

A Paris alors, les marchands des divers métiers avaient la coutume de mettre, à leurs fenêtres et sur leurs portes des bannières en forme d’enseignes, où se trouvaient figurés le nom et le portrait du saint ou de la sainte qu’ils avaient choisi pour patron ; cependant, on rencontrait aussi, parfois, au lieu d’une figure de moine ou de vierge martyre, divers emblèmes ou rébus qui exerçaient l’esprit sagace des curieux, dont le plaisir était grand de chercher le sens caché de l’enseigne.

Il existait autrefois à Paris, une rue qui portait le nom de rue du Bout-du-Monde, parce qu’il y avait, dans cette rue, une enseigne sur laquelle on avait représenté un bouc, un duc (oiseau) et un monde. Autres exemples : A l’Assurance (Un A sur une anse) ; Au puissant vin (Au puits sans vin) ; A la vieille science (Une vieille femme qui sciait une anse). Ces compositions naïves suffisaient à amuser nos aïeux. Le goût s’en perpétua presque jusqu’à nos jours. Vers le milieu du XIXesiècle, on voyait encore sur le boulevard du Temple, près du cirque Olympique, un limonadier dont l’enseigne représentait un paysan qui coupait un épi, avec, au-dessous, cette légende : A l’Epi scié.

Les plus savants personnages ne dédaignaient pas d’user de ces jeux de mots dans leurs enseignes. C’est ainsi que le médecin Coitier, qui soigna Louis XI, et que le roi voulut faire pendre en un jour de mauvaise humeur, s’était fait bâtir une maison, sur laquelle il avait mis cet à peu près : A l’Abri-Coitier.

Mais nos aïeux ne se contentaient pas toujours de l’enseigne représentée par un bas-relief sculpté dans la muraille ou par un tableau se balançant au-dessus de l’entrée de la boutique. Ils employaient aussi l’enseigne vivante. Ainsi, la Truie qui filele Coq-Héronle Singe-Vert, étaient des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel du XVe ou du XVle siècle.

A cette époque, l’enseigne était obligatoire. Une ordonnance de 1567 prescrit à ceux qui veulent obtenir la permission de tenir auberge, de faire connaître au greffe de la justice « leurs noms, prénoms, demeurances affectes et enseignes ». Un édit de Henri III de mars 1577 ordonne aux aubergistes de placer une enseigne à l’endroit le plus apparent de leurs maisons « à cette fin que personne n’en prétende cause d’ignorance même les illettrés ». Mais sous Louis XIV l’enseigne n’est plus que facultative. La pratique n’en diminue pas pour cela. Il n’est point à Paris, une boutique sans enseigne.

Même, la fureur des grandes enseignes parlantes prend à cette époque un développement considérable. Chacun veut avoir une enseigne plus volumineuse que celle de son voisin. Et tous ces attributs gigantesques qui se balancent en avant des maisons, au bout de longues potences, ne vont pas sans quelques inconvénients. Si bien qu’au XVIIIe siècle, le lieutenant de police Antoine de Sartine (1759-1774) se résolut à mettre ordre à cet abus. Par ordonnance de 1766, il prescrivit la suppression de ces potences menaçantes et ordonna que les enseignes seraient dorénavant appliquées en tableaux sur les murs, scellées de plâtre et cramponnées en haut et en bas. Le pittoresque y perdit, mais la sécurité des passants y gagna.

Jacques Coitier (ou Coictier, Coytier, Coittier) (1430-1506)

Jacques Coitier (ou Coictier, Coytier, Coittier) (1430-1506)

Mercier, dans son Tableau de Paris, a applaudi à cette réforme. « Les enseignes, écrit-il, sont maintenant (1780) appliquées contre le mur des maisons et des boutiques ; au lieu qu’autrefois elles pendaient à de longues potences de fer ; de sorte que l’enseigne et la potence, par les grands vents, menaçaient d’écraser les passants dans les rues. Quand le vent soufflait, toutes ces enseignes, devenues gémissantes, se heurtaient et se choquaient entre elles ; ce qui composait un carillon plaintif et discordant… De plus, elles jetaient, la nuit, des ombres larges qui rendaient nulle la faible lueur des lanternes.

« Ces enseignes avaient pour la plupart un volume colossal, et en relief. Elles donnaient l’image d’un peuple gigantesque, aux yeux du peuple le plus rabougri de l’Europe. On voyait une garde d’épée de six pieds de haut, une botte grosse comme un muid, un éperon large comme une roue de carrosse, un gant qui aurait logé un enfant de trois ans dans chaque doigt, des têtes monstrueuses, des bras armés de fleurets qui occupaient toute la largeur de la rue. La ville, qui n’est plus hérissée de ces appendices grossiers, offre pour ainsi dire, un visage poli, net et rasé ».

Et Mercier termine son article par un brillant éloge d’Antoine de Sartine, qui supprima impitoyablement le pittoresque des enseignes à potence. D’ailleurs, dès cette époque, les rues portaient des noms inscrits sur des plaques de tôle à toutes les encoignures ; de ce fait, les enseignes étaient moins indispensables qu’auparavant. Mais les maisons n’étaient pas encore numérotées. Une ordonnance de 1768 avait bien prescrit ce numérotage, mais les habitants n’en avaient guère tenu compte ; et ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que, dans les voies les plus importantes de la capitale, les maisons portèrent régulièrement des numéros.

Les meilleurs artistes du temps passé n’ont pas dédaigné de peindre ou de sculpter des enseignes. Dans la plupart de nos vieilles villes, à Rouen, à Reims, à Amiens, à Beauvais, on en trouve qui sont, à coup sûr, l’œuvre de « tailleurs d’images », d’un indiscutable talent. On note également nombre d’enseignes peintes par les artistes les plus célèbres du XVIIIe et même du XIXe siècle. Tout le monde connaît, au moins par la gravure, la fameuse enseigne que Watteau peignit pour son ami Gersaint, le marchand de tableaux du pont Notre-Dame.

Chardin, le peintre exquis des intérieurs bourgeois, peignit dans sa jeunesse une enseigne pour un chirurgien parisien. Le panneau, qui n’avait pas moins de neuf à dix pieds de long, représentait un homme blessé d’un coup d’épée, qu’on apportait dans l’officine du chirurgien. Le commissaire, le guet, des femmes et toutes sortes de curieux remplissaient la scène et, détail intéressant, Chardin avait pris pour modèles des personnages de son tableau, les principaux membres de sa famille. La boutique pour laquelle l’enseigne fut faite était située en bas du pont Saint-Michel.

Le peintre Pierre Prudon (1758-1823) dit Prud’hon fit une enseigne pour un chapelier. Elle représentait deux ouvriers travaillant le feutre au milieu d’un amoncellement de chapeaux. En 1833, le peintre et dessinateur Auguste Raffet (1804-1860), en pleine célébrité, peignait une enseigne pour un fabricant de papier qui faisait l’angle de la rue Saint-Marc et de la place des Italiens, aujourd’hui place Boieldieu. Ce tableau représentait une accorte cantinière portant, au lieu du traditionnel tonnelet, une boîte à papier. François Boucher (1703-1770) fit une enseigne pour une sage-femme ; Philibert-Louis Debucourt (1755-1832) en peignit plusieurs : une pour un négociant de la place des Trois-Mariées, aujourd’hui place de l’École, à côté de la mère Moreaux ; et une autre pour Corcelet, le marchand de primeurs à l’enseigne du Gourmand. Le peintre Narcisse Diaz (1807-1876) décora de superbes panneaux une boutique de fruitier du marché Saint-Honoré.

Jean-François Millet (1814-1875), qui réalisa le célèbre Angélus (1859), dut peindre des enseignes pour vivre. Au coin de la rue Notre-Dame-de-Lorette et de la rue Saint-Lazare, il composa pour un magasin une enseigne représentant Notre-Dame-de-Lorette écrasant le serpent. Vers 1862, il exécuta peur un marchand de vins deux stores allégoriques : la Vendange et la Moisson. A Cherbourg, il travailla pour un laitier et pour une sage-femme. Il fit même, pour la façade d’une baraque foraine, un tableau représentant le Maréchal Bugeaud à la bataille d’Isly ; et plus tard, le pauvre artiste disait mélancoliquement que c’était là, peut-être, une de ses meilleures toiles.

Sait-on qu’une enseigne, un jour, alarma le pouvoir ? Un restaurant de Paris fondé en 1792 — fermé en 1936 —, Le Bœuf à la mode, portait au début du XIXe siècle sur son enseigne un bœuf orné d’un châle, d’un chapeau à brides, en un mot habillé à la mode du Directoire (1795-1799), celle qui avait vu éclore les Incroyables et les Merveilleuses. C’est cette enseigne qui eut l’étonnante fortune d’inquiéter le gouvernement de Louis XVIII. L’Intermédiaire des chercheurs et curieux retrouva aux Archives un rapport de police ainsi conçu :

« Paris, 13 juin 1816.

« Un restaurateur nouvellement établi rue du Lycée, n°8, en face le corps de garde attenant au Palais-Royal, vient de faire apposer une enseigne au-dessus de son local qui a pour titre : Le Bœuf à la mode. Cet animal, symbole de la force, fait déjà parler beaucoup par la nature de son harnachement et de sa coiffure, qui se compose d’un cachemire rouge, d’un chapeau de paille surmonté de plumes blanches et orné d’un ruban bleu ; un autre ruban de même couleur est autour de son col et portant une espèce de toison d’or, comme la portent les souverains. Le chapeau qui représente la couronne est rejeté en arrière et prêt à tomber »,

« Cette raison, et particulièrement la réunion des trois couleurs réprouvées, ne paraissent être placées qu’avec une mauvaise intention, enfin il n’y a pas jusqu’à la classe vulgaire qui ne voie dans cette allégorie, une caricature des plus sales contre Sa Majesté.

« Signé : LE FURET ».

Enseigne du restaurant Le Boeuf à la mode en 1816

Enseigne du restaurant Le Bœuf à la mode en 1816

Ces indications du Furet émurent suffisamment le comte Élie Decazes, préfet de police de Paris depuis le 7 juillet 1815, pour qu’il prescrivît un supplément d’enquête, d’autant qu’un autre rapport affirmait que les garçons du restaurant tenaient de mauvais propos :

« Je vous invite, écrivait Decazes, à faire vérifier sur le champ, ce qu’il pourrait y avoir de fondé dans ces remarques et à vous assurer des opinions politiques des propriétaires de l’établissement. Je n’ai pas besoin de vous engager à faire mettre dans cette espèce d’enquête, beaucoup de discrétion, et s’il paraissait convenable de faire disparaître cette enseigne, d’avoir soin que l’opération ait lieu sans éclat ».

Il faut croire que l’enquête définitive ne fut pas trop défavorable ou que l’esprit politique l’emporta sur un zèle maladroit ; l’enseigne resta et Louis XVIII n’en fut pas renversé.

Au surplus, il arriva parfois à l’enseigne de faire de la politique. Vers 1830, il y avait à Paris un pâtissier nommé Leroy qui avait écrit sur sa boutique : Leroy fait des brioches. La police s’émut de cette inscription qui semblait censurer irrespectueusement les actes de Louis-Philippe. Le commissaire appela le pâtissier et lui ordonna de changer son enseigne. Ce que fit le facétieux commerçant en remplaçant l’inscription par celle-ci : Leroy continue à faire des brioches. Il est à ce sujet assez amusant de noter qu’à Reims, déjà 40 ans auparavant selon Prosper Tarbé (Reims. Essais historiques sur ses rues et ses monuments, paru en 1844), « en 1790 demeurait sous les Loges un estimable pâtissier nommé Leroy. Déjà dans ce temps on avait trouvé le secret des réclames, et la science des enseignes était en progrès. Notre pâtissier donc écrivit au-dessus de sa porte : Leroy fait ses brioches. La monarchie était alors sur son déclin et l’on aimait à rire à ses dépens. »

C’est dans les mêmes années 1830 qu’un fruitier de la rue Saint-Denis fit peindre sur sa boutique le portrait de Louis-Philippe, avec cette inscription : « Spécialité de poires » — on sait que le célèbre Daumier fit paraître en 1831 dans le journal qu’il dirigeait, un portrait caricatural de Louis-Philippe intitulé La Métamorphose du roi Louis-Philippe en poire.

La République de 1848 ne fut pas mieux traitée par l’enseigne. Sur sa devanture, un marchand de tabacs avait fait peindre trois blagues au-dessous de la devise : Liberté, Egalité, Fraternité. Et comme enseigne, il avait écrit : « Aux trois blagues ». Un numéro du Phare de la Loire de 1930, donc un siècle plus tard, nous apprend qu’il existe alors un bureau de tabac d’une bourgade située non loin de Périgueux, arborant cette même enseigne.

Enseigne À l'ours au 95 rue du Faubourg Saint-Antoine, en 1894

Enseigne À l’ours au 95 rue du Faubourg Saint-Antoine, en 1894

Que de choses il y aurait à dire sur l’humour de l’enseigne. L’esprit goguenard de nos pères se donna là libre carrière. Il y avait jadis, à Troyes, une enseigne avec ce titre : Au trio de malice. Elle représentait un singe, un chat et une femme. Et quelle variété de fantaisie dans les enseignes poétiques. On mentionnera le fameux quatrain inscrit sur la boutique d’un coiffeur de la rue Basse-Porte-Saint-Denis :

Passants, contemplez la douleur
D’Absalon pendu par la nuque.
Il eut évité ce malheur
S’il eût porté perruque.

Les coiffeurs se sont d’ailleurs signalés de tout temps par l’originalité poétique de leurs enseignes. On signalait, au début du XXe siècle, l’enseigne d’un perruquier de Brie-Comte-Robert, M. Toulemonde :

Sans parcourir le monde entier,
Sans voyager sur l’onde
Entrez chez ce perruquier
Vous verrez tout le monde.

Car l’esprit que prodiguaient nos pères dans leurs enseignes n’a pas complètement disparu. Mais ce sont les enseignes elles-mêmes qui n’existent plus guère. Dans son Voyage aux bords du Rhin, Victor Hugo disait : « Où il n’y a pas d’églises, je regarde les enseignes ; pour qui sait visiter une ville les enseignes ont un grand sens ». Hélas ! l’illustre poète n’aurait plus grand chose à regarder aujourd’hui.

LA FRANCE PITTORESQUE – 16 septembre 1803 : mort du marin, explorateur et naturaliste Nicolas Baudin -(D’après « L’expansion française dans le Pacifique de 1800 à 1842 » paru en 1953, « Nicolas Baudin, marin et explorateur, ou le mirage de l’Australie » paru en 2002, « Les marins rochelais : notes biographiques » édition de 1906 et « Les gloires maritimes de la France. Notices biographiques sur les plus célèbres marins, découvreurs, astronomes, ingénieurs, hydrographes, médecins, administrateurs, etc. » paru en 1866)

Explorateur et botaniste, Nicolas Baudin fait ses premières campagnes sur des bâtiments de commerce avant de se distinguer comme capitaine de haut bord dans trois expéditions botaniques, le point d’orgue de sa carrière étant un voyage décidé par Bonaparte visant à reconnaître les côtes australiennes

« Le dix neuf février mil sept cent cinquante quatre a esté baptisé Nicolas Thomas, né d’avant-hier, fils légitime du Sieur François Baudin, marchand, et de Dame Suzanne Guillobé », lit-on dans le registre de la paroisse de Saint-Martin-de-Ré.

Au milieu du XVIIIe siècle, l’île de Ré jouissait encore de privilèges fiscaux hérités du Moyen Age. Elle était le lieu de cabales religieuses entre protestants et catholiques. Elle avait érigé des fortifications et formé des milices pour résister aux débarquements anglais. Elle gisait dans l’Atlantique, à quelques encablures du port de La Rochelle, couverte de vignes, quadrillée de marais salants, dotée de ports internationaux hauts en couleurs et en parfums, peuplée de militaires et de négociants parlant le hollandais ou le créole de Saint-Domingue. C’est dans ce microcosme rebelle au continent mais ouvert au grand large que grandit Nicolas Baudin.

Il commença sa carrière en 1775 comme cadet dans les troupes coloniales formées à Saint-Martin. En 1776 on l’affecta au régiment de Pondichéry avec le grade de sous-officier et la fonction de fourrier. Deux ans plus tard, à 24 ans, il était aux Amériques où la France de Louis XVI, aidée de l’Espagne, soutenait la guerre d’Indépendance des futurs États-Unis contre l’Angleterre. Baudin attendait impatiemment une promotion lorsque la marine de Rochefort, grand port militaire fondé par Colbert, lui confia enfin le commandement d’une frégate chargée de l’escorte de convois. Mais le comte d’Hector, commandant la marine à Brest, le lui retira au profit d’une de ses connaissances personnelles. Au népotisme qui de tout temps sévit, s’ajoutait sous le règne de Louis XVI, comme condition préalable à l’obtention du grade supérieur d’officier « rouge », l’obligation de prouver aux généalogistes du roi son appartenance à la noblesse.

Nicolas Baudin. Portrait dessiné d'après nature par Joseph Jauffret et gravé par André-Joseph Mécou

Nicolas Baudin. Portrait dessiné d’après nature par Joseph Jauffret
et gravé par André-Joseph Mécou

Quels que fussent leurs mérites, les officiers « bleus » recrutés au commerce pour servir l’État en période de guerre, étaient condamnés à redevenir de simples marchands en période de paix. Ni une lettre du ministre de la Marine Sartine exhortant en 1778 les officiers nobles à « ne retirer aucun avantage de leur naissance » contre leurs auxiliaires roturiers, ni une ordonnance d’octobre 1782 visant à assouplir ce régime injuste, ne parvinrent à supprimer les distinctions sociales superposées sur la hiérarchie militaire. La fierté toute rétaise de Nicolas Baudin s’en accommoda mal. II quitta brutalement la marine royale pour servir dans la marchande. En effet, le négoce était considéré sur l’île de Ré aussi honorablement que chez les Anglais.

Au cours des années suivantes Nicolas Baudin sillonna tous les océans du monde, transportant ici du poisson séché, là des esclaves, le commerce du bois d’ébène n’ayant pas encore été aboli. En négociant accompli, il connaissait parfaitement les Indes, la Chine et les lointaines « mers du Sud ». En 1787 il se lia d’amitié avec Franz Boos, jardinier attitré de l’empereur d’Autriche, qui avait la charge des jardins de Schoënbrunn. Boos attendait au cap de Bonne-Espérance un transport pour l’île de France (actuelle fie Maurice), afin d’y rencontrer son collègue Jean-Nicolas Céré qui s’occupait des jardins du roi.

Depuis les promenades solitaires et herborisantes de Jean-Jacques Rousseau la botanique était à la mode. En Europe paraissaient les premiers ouvrages techniques sur les collectes de plantes en terres lointaines et leur conservation en mer. Avec les recommandations de Céré et l’accord du ministre de la Marine Castries, Nicolas Baudin reconduisit Franz Boos et sa collection en Autriche. Déçu par la marine militaire, nourri par la marchande, Baudin conçut au contact de Boos une passion autodidacte pour la science naturelle.

Joseph II se montra moins ingrat que Louis XVI : en 1792 il promut Baudin capitaine de vaisseau pour une mission particulière qui consistait à rapatrier Georg Scholl, l’assistant de Boos resté malade en Afrique du Sud. Le service en pays étranger était une pratique courante quoique dangereuse en ces temps agités où se succédaient les revirements d’alliances.

Ainsi donc éclata une guerre entre la France et l’Autriche et Nicolas Baudin se trouva dans une situation diplomatique inconfortable. Cependant, tranquillisé sur la neutralité de la science par le vice-chancelier autrichien et par Monge, nouveau ministre de la Marine française, il repartit sur la Jardinière, au gré de son inspiration et des vents, commerçant, herborisant, surveillant à l’occasion les activités de l’ennemi anglais. Il frôla l’Australie, oublia plus ou moins Scholl au cap de Bonne-Espérance dans les parages duquel une tempête finit par naufrager son vaisseau. En 1795 il décida de regagner la France sur un navire américain pour y demander sa réintégration dans la marine militaire.

On était à présent en république. Mais soit que les préjugés eussent survécu à la royauté, soit que le profil atypique de Nicolas Baudin suscitât la méfiance, le citoyen ministre de la Marine Truguet estima pouvoir se passer encore des services de l’intrépide Rétais. Le projet qu’il avait envoyé au ministre s’inscrivait dans la pure tradition de guerre de course affectionnée par les marins rochelais. Baudin, dont l’île fut plus d’une fois occupée par « l’ennemi héréditaire », proposait en effet de harceler les convois anglais sur une route maritime au large de Sainte-Hélène. Mais Truguet se montra dubitatif et Baudin, oubliant ses velléités guerrières, alla frapper à une autre porte, celle du Muséum d’histoire naturelle de Paris.

C’est le naturaliste qui cette fois s’adressait au directeur Antoine-Laurent de Jussieu. Entre 1792 et 1795, en fervent émule de Boos, Baudin avait rassemblé une vaste collection de plantes et d’animaux exotiques qu’il avait laissée aux Antilles. Il offrait de la rapporter, pour la gloire de la science française et peut-être pour la sienne. Jussieu fut enthousiasmé. Truguet préféra aussi cette mission plus pacifique. À bord de la Belle Angélique, Baudin et une petite équipe de savants gagnèrent la mer des Caraïbes où, en 1796, se perpétuaient les batailles navales entre la France et l’Angleterre.

Malgré un passeport international destiné à les protéger, ils connurent quelques péripéties avant de pouvoir ramener la superbe collection qui enchanta le monde scientifique et donna à Nicolas Baudin la notoriété dont il rêvait. Le 5 août 1798, le nouveau ministre Bruix le nomma capitaine de vaisseau de la marine républicaine. Baudin avait quarante-quatre ans. Grâce aux changements consécutifs à la Révolution, l’obscur négociant rétais s’élevait enfin au rang des officiers rouges, honneur qu’il revendiquait avec détermination depuis vingt-deux ans.

Galvanisé par son succès, Baudin soumit à Bruix un projet de circumnavigation destiné à rassembler des spécimens sur tous les continents autres que l’Europe : issu du siècle des Lumières, son ambition était encyclopédique. Quant aux savants parisiens, ils étaient enchantés à l’idée de posséder un musée unique au monde. Mais, malgré un plan de modernisation lancé en 1786, la marine française avait essuyé de si nombreux revers depuis 1792, que la Révolution se désintéressait du pouvoir naval. Faute de crédits suffisants, le Directoire annula les préparatifs que le capitaine rétais menait déjà de main de maître.

Le Géographe et le Naturaliste, navires de l'expédition Baudin pour les terres australes

Le Géographe et le Naturaliste, navires de l’expédition Baudin pour les terres australes

Partant du Havre le 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795) et porteur d’un sauf-conduit accordé par le gouvernement anglais, Nicolas Baudin parcourut les Antilles. Le 9 novembre 1799 eut lieu le coup d’État dit du 18 brumaire de l’an VIII, selon le calendrier révolutionnaire inventé par Romme et Fabre d’Églantine. Au début du Consulat florissaient les sociétés savantes, dont le fameux Institut national en remplacement des académies royales. Napoléon lui-même siégeait dans ce « temple » de la science républicaine, ce qui permettait en retour aux célèbres savants de l’époque d’exercer une certaine influence politique.

Au printemps 1800, Sa campagne de 1795 ayant été non moins fructueuse pour la science que les précédentes, Nicolas Baudin revint à l’attaque au printemps 1800, alors qu’il était âgé de quarante-six ans. Devant un panel de notoriétés parmi lesquelles Jussieu, Cuvier, Lacépède, Monge, Bougainville, il exposa à nouveau son grand projet de 1798 remanié. Grâce aux savants qui l’avaient soutenu deux ans plus tôt avant de voir leurs espoirs déçus, Baudin obtint en mars un entretien avec le Premier Consul qui aima le projet et donna son accord.

L’opportuniste Rétais avait su saisir l’instant précis où il pouvait entrer dans l’histoire maritime et scientifique de la France. Survint cependant une modification d’importance : on décida de rompre avec la tradition des tours du monde chère au siècle des Lumières pour cibler cette terre australe encore fort mal connue des Français appelée Nouvelle-Hollande, bientôt rebaptisée Australie par les Anglais. Peut-être Napoléon se souvenait-il de Charles de Brosses qui écrivait en 1756 : « L’entreprise la plus grande que puisse faire un souverain, la plus capable d’illustrer à jamais son nom, est la découverte des terres australes » (Histoire des navigations aux terres australes).

Certes l’expédition avait une forte teneur scientifique. Cependant, après la perte de son empire colonial et face à l’arrogance navale de la Grande-Bretagne, il fait peu de doute que Nicolas Baudin eût à observer, outre mollusques et papillons, les agissements des Anglais qui avaient déjà fondé la colonie pénitentiaire de Sydney. Le même de Brosses n’ajoutait-il pas : « Comment douter qu’une aussi vaste étendue de pays ne fournisse, après la découverte des objets de curiosité, des occasions de profits, peut-être autant que l’Amérique en offrait dans sa nouveauté ? »

Ainsi, Nicolas Baudin partit du Havre le 18 octobre 1800 — il dut revenir à cause de vents contraires et quitta en réalité le Havre le lendemain — sur la corvette le Géographe, ayant sous ses ordres Hamelin, commandant du Naturaliste ; avec eux étaient le naturaliste Péron, et deux jeunes officiers de mérite, les frères Freycinet. Il suivit la route ordinaire aux Indes par le cap de Bonne-Espérance. Dans ce voyage, on releva la vaste baie des Chiens marins (Sharks bay), ainsi appelée par Dampier qui n’eut pas le temps d’en reconnaître la configuration ni l’étendue ; les deux havres Hamelin et Freycinet, séparés par la péninsule Péron, la haie du Géographe, le cap Naturaliste et la terre de Bonaparte ou de Baudin. Arrivé à Port-Jackson, il s’y reposa quelque temps, puis en partit pour aller visiter le détroit par la suite découvert par l’Anglais Bass, car on y marqua au nord-est de Van-Diémen un autre cap Naturaliste.

« Après de périlleuses et magnifiques explorations, écrit Albert de Montémont, il fallut, le 4 juin 1802, par suite de l’épuisement de l’équipage, aller prendre une nouvelle relâche au port Jackson dans la baie Botanique, non pas en repassant le détroit de Bass, comme c’eût été le chemin le plus court, mais en cherchant l’extrémité méridionale de la terre de Van-Diémen. Le 20 mai, on reconnut l’entrée de la baie de l’Aventure et les hautes colonnes du cap Cannelé, en avant duquel se projette l’île aux Pingouins. »

Alors le capitaine Baudin entreprit de reconnaître toutes les côtes de la Nouvelle-Hollande, à partir du port Jackson. On leur donna les noms suivants :

— Côte méridionale : Terre de Napoléon et Terre des Nuyts ;
— Côte occidentale : Terre de Leeuwin, d’Echels, d’Endracht et de Witt ;
— Côte septentrionale : Terres de Van-Diémen, d’Arnheims, de Carpentarie ;
— Côte orientale : Terres d’Endéavour et Nouvelles-Galles-du-Sud.

Baudin s’occupa principalement d’hydrographie et d’histoire naturelle. Mais, malheureusement pour le succès de l’expédition, des divisions éclatèrent entre le commandant et les officiers placés sous ses ordres, et la maladie força Baudin, qui n’était pas allé pas plus loin que la Terre d’Arnheims, à relâcher à l’île de France le 7 août 1803.

Alité, il prit la plume pour relater son exploration, rédigeant un avertissement à ses lecteurs ainsi libellé :

« Ainsi que l’exigeait le gouvernement, j’ai tenu mon journal de bord depuis le départ de l’expédition le 26 vendémiaire an IX de la République française (18 octobre 1800), jusqu’à notre ultime escale en île de France où nous accostâmes le 19 thermidor an XI (7 août 1803). Le 20 thermidor j’ai commencé la relation de ce récit, afin de donner ma version de notre voyage. Mon ultime chagrin et le plus grand déshonneur seraient que ma mission sombrât dans l’oubli ou pérît sous les coups sournois de la rumeur. J’ai toutes les raisons de penser qu’il pourrait en être ainsi lorsque la maladie aura fini de me dévaster.

Timbre de Maurice émis en 2000 à l'effigie de Nicolas Baudin pour célébrer le bicentenaire de l'expédition des terres australes

Timbre de Maurice émis en 2000 à l’effigie de Nicolas Baudin pour célébrer
le bicentenaire de l’expédition des terres australes

« J’ai consigné les détails de notre navigation dans le journal de bord, à l’attention des marins qui jugeront utile de les consulter. Pour ceux qui n’entendent pas notre art, ou notre science, mais qui seraient désireux de comprendre les hommes, ceci est un complément. On me pardonnera de parler quelquefois de moi, de mes idées et de mes sentiments mais je veux, avant que de mourir, exprimer mon amertume, à peine consolée par la pensée du devoir accompli.

« Je n’ai pas appris la mer dans les écoles, ni la science naturelle dans les laboratoires. J’ai traversé les océans sur des navires marchands et je suis allé ramasser moi-même des plantes aux Amériques et en Nouvelle-Hollande. Mon style vaut pour ce qu’il est : celui d’un aventurier qui voulut néanmoins lire beaucoup de livres. »

Le naturaliste Péron, qui avait eu beaucoup à se plaindre de Baudin, publia la première partie des travaux de l’expédition sous le titre Voyage de découvertes aux terres australes, 1807-1816, en 5 volumes, mais en dépit de ce nom évocateur, peu d’expéditions de découvertes, au XVIIIe et au XIXe siècle, sont aussi mal connues que celle-ci. Jules Verne, qui eut le don de la vulgarisation géographique, le déplorait déjà : « Bien que les résultats de la campagne du capitaine Nicolas Baudin aient été des plus abondants, il semble que, jusqu’à ce jour, le mauvais sort se soit attaché à cette expédition et que tous les dictionnaires biographiques et les relations de voyage se soient donné le mot pour en parler aussi peu que possible. » (Les grands navigateurs du XVIIIe siècle)

S’il a fait lui-même son possible pour tirer ce voyage bien réel d’un injuste oubli, ni l’auteur des Voyages extraordinaires, ni ses successeurs, n’y sont entièrement parvenus. Leurs ouvrages pêchent d’ailleurs tous par le même défaut : utilisation plus ou moins habile d’une assez copieuse documentation imprimée, négligence de la masse manuscrite versée aux Archives de France par le ministère et par le service hydrographique de la Marine.

Or, dans ces conditions, il est impossible d’avoir une idée exacte de l’expédition Baudin, de ses origines et de ses caractères, de la personnalité et du rôle du chef, car il ne semble pas y avoir d’autres voyages de la même époque pour lesquels la discordance soit plus criante entre ce qui a été écrit et ce qui a été officiellement publié. Ce vice initial tient au fait que les rédacteurs durent des ennemis de Baudin, alors que celui-ci n’était plus là pour se défendre, et que, accueillis peut-être à leur retour en France avec une certaine réserve, malgré les rapports favorables de l’Institut et du Muséum d’histoire naturelle, ils cherchèrent à se défendre en rejetant sur leur chef disparu la responsabilité d’un demi-échec.

Le lecteur du Voyage aux terres australes constate en effet que le nom de Baudin n’y est cité que pour être associé à des accusations de brutalité ou d’incompétence, et, selon la remarque pertinente de E. Scott : « Si nous n’avions que le Voyage de découvertes, nous le jugerions à peine capable de commander une péniche ». Ce rôle de bouc émissaire convenait d’autant mieux au commandant qu’il avait réussi, dès le début, à s’aliéner la plupart des officiers et des savants. Un certain nombre, dégoûtés ou malades, débarquèrent à l’île de France. Leur retour, ou leurs lettres, puis la rentrée et les doléances des survivants épuisés de l’expédition, contribuèrent certainement à créer, dans les milieux scientifiques et maritimes, un préjugé hostile à Nicolas Baudin.

Or, la comparaison entre ce texte imprimé et les journaux de bord, inédits, de celui-ci, montre que toutes ses mesures de précaution ou de discipline ont été travesties en brimades inutiles ou stupides ou en actes d’arbitraire tyrannique. Et lorsque le nom de Baudin pourrait accompagner un acte d’humanité ou bien la plus minime découverte, on ne le mentionne pas dans la rédaction officielle.

Ce qui est beaucoup plus grave, c’est que Péron, dont l’apparente sincérité frappe le lecteur, nous induit aussitôt en erreur sur les véritables origines et l’auteur responsable de l’expédition, soit faute de renseignements exacts, soit comme en d’autres endroits, par une suppressio veri indigne d’un savant. Faute de s’être rapportés aux sources, les écrivains qui ont suivi Péron ne se sont nullement doutés que le projet présenté par l’Institut d’expédition de découvertes aux terres australes et adopté par le Premier Consul, a pour origine une initiative de Baudin qui est donc le véritable promoteur de ce voyage. Le choix de cet officier pour commander une telle expédition les a parfois surpris : au contraire, ce choix s’imposait.

Malgré le sort fâcheux des expéditions de Lapérouse et de d’Entrecastaux, malgré Baudin lui-même qui ne comptait emmener, avec les trois principaux collaborateurs de son voyage aux Antilles, que cinq autres savants, on voulut suivre la tradition en embarquant un gros état-major scientifique : vingt-deux furent acceptés, ce qui, dès le début, mit le capitaine de mauvaise humeur. Seuls le zoologiste René Mauger et le jardinier Anselme Riedlé, qui l’avaient accompagné dans son précédent voyage, possédèrent sa confiance et son amitié.

Tous les autres encombrent le bord, souffrent du mal de mer, ne font rien d’utile et s’affolent dans un coup de vent. Ils lui rendent bien sa haine et, à la première occasion, huit d’entre eux et deux garçons jardiniers se font débarquer pour raisons de santé. Ce ne sera « pas une perte », écrit alors Baudin à Fleurieu. De fait, après la mort de Mauger, de Riedlé, du zoologiste Levillain (novembre 1801 – février 1802), le travail scientifique reposera sur quatre personnes à bord du Géographe : le botaniste Leschenault, le géologue Depuch, le jardinier Guichenot et surtout « l’observateur de l’homme » Péron, assisté des dessinateurs Petit, embarqué comme aide-cannonier, et Lesueur, officier timonier, que leurs talents mirent à même de suppléer les artistes débarqués.

Monument érigé en l'honneur de Nicolas Baudin sur le port de Saint-Martin-de-Ré

Monument érigé en l’honneur de Nicolas Baudin sur le port de Saint-Martin-de-Ré

L’astronome Bernier, le géologue Bailly, les ingénieurs géographes Ronsard, Faure et Boullanger, accompliront le travail proprement géographique avec la collaboration d’officiers comme Hamelin ou les frères Freycinet. L’événement se chargeait d’accomplir les voeux de Baudin, mais au détriment de la santé et même de la vie des survivants : Leschenault se fit débarquer à son tour, lors de la seconde escale à Timor (printemps 1803) ; Petit mourut peu après le retour en France (octobre 1804) ; Depuch était mort à l’île de France en 1803, et Péron, qui ne se remit jamais de ses fatigues, devait mourir en 18010, à peine âgé de 35 ans.

La mésentente initiale entre le commandant et les savants subsista et ne fit que s’aggraver au cours d’un voyage souvent pénible, dont Péron, dans sa rédaction officielle, garde le plus fâcheux souvenir. Tous les auteurs ont épilogué sur ce sujet, et, à première vue, on s’explique mal cette animosité entre les hommes de science et le chef qui fut l’ami de Humboldt et de Jussieu, dut au Muséum et à l’Institut les véritables succès de sa carrière, et dont le catalogue de sa bibliothèque personnelle montre qu’il respectait la culture sous toutes ses formes. Les raisons sont d’ordre psychologique : Baudin nous apparaît entier et autoritaire, sûr de soi et de sa science ; son abord peut être froid. Féru de discipline, il ne mâche pas ses mots, taquine ou reprend à plaisir les savants. Dès le début, il s’insurge contre leur nombre qu’il trouve excessif. Et chez ceux-ci la modestie, la patience ou la discipline n’accompagnent pas toujours les dons de l’esprit.

Celui qui devint sa bête noire, sans doute parce qu’il fut, par suite des circonstances, le plus en vue des savants à bord, quoique le plus jeune, François Péron (1775-1810) s’est lui-même reconnu un caractère indépendant, impulsif et frondeur. Étudiant en médecine, élève de Cuvier, après une première et vaine tentative pour être admis parmi les membres de l’expédition, la démiddion d’un des naturalistes lui permit d’obtenir la place tant convoitée, avec l’appui de son maître.

La correspondance et les Journaux de Baudin montrent qu’il n’aimait ni les jeunes ni les protégés ; et les heurts se multiplièrent entre lui et le fougueux naturaliste, tantôt raillé du zèle intempestif qui lui vaut de se perdre ou de subir à terre de fâcheux accidents, et de ramener, lui qui est chargé de « l’anthropologie » et de « l’anatomie comparée » des paniers de coquilles cassées, tantôt blâmé de ne pas prendre à cœur, crainte de s’enrhumer, les observations météorologiques qui lui ont été confiées par surcroît. Ainsi rudoyés, les savants s’en prennent à leur tour à l’impopulaire commandant de toutes leurs déceptions et de toutes leurs épreuves : rivalité qui a nui tant à la renommée du Voyage aux terres australes qu’à la réputation de Baudin.

LA FRANCE PITTORESQUE – 15 septembre 1700 : mort d’André Le Nôtre, jardinier paysagiste de Louis XIV

Créateur, notamment, des jardins de Marly, de Trianon, de Chantilly, de Saint-Cloud, mais surtout du parc de Versailles qui restera comme le chef-d’oeuvre du « jardin à la française », André Le Nôtre, d’une extraction très modeste, commença d’étudier la peinture et sut s’élever par un rare mérite à une situation exceptionnelle lui valant fortune et réputation

André Le Nôtre appartenait à cette bourgeoisie d’où Louis XIV tira les hommes qui firent dans les arts, comme dans l’administration, le lustre de son siècle. Les Le Nôtre semblent originaires du Vexin, probablement de la vallée de Bray. Ils ont des attaches à Rouen et sont alliés avec les Corneille. Mais le père et le grand-père de Le Nôtre étaient des bourgeois de Paris, de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le grand-père, Pierre Le Nôtre, dans un acte qui date de 1572, est qualifié de jardinier, marchand de fruits, bourgeois de Paris. L’acte qui nous apprend la profession de Pierre Le Nôtre vise un marché passé entre lui et Antoine-Nicolas Derville, « ordonnateur des bâtiments et jardins du parc de Sa Majesté la Reine, mère du roy, pour la bonne culture, fumer, amender, en semences et entretenement de toutes façons, bien deument et continuellement six parterres des dits jardins, dont quatre d’hortolaiges et les deux autres d’arbres ».

Et c’est ainsi que Pierre Le Nôtre devint jardinier de Catherine de Médicis. Son fils, Jean Le Nôtre, fut jardinier ordinaire du roi Louis XIII pour son jardin des Tuileries. Cette famille Le Nôtre était, à la vieille mode française, fortement attachée à une profession dans laquelle les enfants succédaient aux pères, à un métier dans lequel se perfectionnaient les générations successives. Cette constante direction de l’esprit, cette hérédité des mêmes soins, des mêmes occupations, l’éducation professionnelle que les parents pouvaient donner à leurs enfants dès la première jeunesse, et puis cet amour, cette sorte d’honneur, qui liaient les hommes à leur tâche, expliquent en partie le degré de perfection où certains arts manuels étaient parvenus en France à cette époque.

André Le Nôtre. Peinture de Carlo Maratta (vers 1680)

André Le Nôtre. Peinture de Carlo Maratta (vers 1680)

Celui du jardinage était en grand honneur et nous savons que les jardiniers français se piquaient de dépasser les Italiens. Jean Le Nôtre servit d’abord sous les ordres de Claude Mollet. Il eut un instant la charge particulière des deux parterres qui étaient devant le pavillon des Tuileries. Mais sa situation progressa et devint assez importante pour qu’il pût accroître considérablement sa fortune. Son nom figure dans de nombreux actes d’achats d’immeubles au Châtelet de Paris. Il était propriétaire de plusieurs maisons et de terrains compris entre la rue Saint-Honoré et le boulevard, à la hauteur de l’église de l’Assomption, qui ne fut construite que beaucoup plus tard.

Jean Le Nôtre avait épousé Marie Jacquelin, d’une famille de bonne bourgeoisie parisienne. De ce mariage il eut un fils, André, et trois filles. André naquit le 12 mai 1613 dans la maison de la rue Saint-Honoré qu’habitaient alors ses parents. Il fut baptisé aussitôt. Il eut pour marraine dame Claude Martigny, femme de Claude Mollet, qualifié dans cet acte de « premier jardinier de Sa Majesté au jardin des Thuilleries ». Son parrain fut André Bérard, sieur de Maisoncelle, contrôleur général des jardins du Roi.

André Le Nôtre montra jeune de grandes aptitudes pour le dessin et pour la peinture. Dans ce foyer où l’on naît pépiniériste et jardinier de père en fils, le génie du jeune homme apporte un certain trouble. Son exubérance, son enthousiasme pour le beau, la passion qu’il met dans ses propos, étonnent les familiers du calme logis, inquiètent Jean Le Nôtre. Il aime son métier, il n’en conçoit pas d’autre pour son fils. Il tient à la conservation de sa charge. Il vit entouré de gens de sa corporation et que les préoccupations professionnelles absorbent.

On imagine les réunions de la famille, de ses amis, tous préoccupés des soins qu’ils prennent, celui-ci des fleurs, tel autre des orangers ou des arbres à fruits du roi. Il s’agit de s’entendre sur la meilleure époque a choisir pour certaines semailles ou plantations. Claude Mollet, le plus expérimenté, se souvient des belles choses que Dieu lui a permis de réaliser sous le règne de Henri le Grand, des poiriers qu’il a plantés jadis à Fontainebleau. Il affirme la nécessité de subordonner tous les travaux du jardinage au cours de la lune. « Il ne fait pas bon planter, dit-il, ni poiriers, ni pommiers quand la lune est dessous terre » ; ou encore « il faut considérer en quelle lune vous serez quand vous désirerez faire semer et transplanter, parce que les semences étant de diverses qualités, l’une demandera à être semée en nouvelle lune et l’autre en décours ». Et c’est lui encore qui assure : « Les poiriers de Bon-Chrestien d’hiver sont fort domestiques ; il ne faut pas les éloigner de la maison, mais les planter, si faire se peut, dans les basses-cours : ils demandent de voir souvent leur maître ; l’haleine de l’homme leur est fort agréable. »

Propos charmants qui témoignent de l’amitié de ces vieux jardiniers pour les plantes qu’ils cultivaient et nous laissent deviner dans quelle familiarité ils vivaient avec les arbres et les fleurs qu’ils croyaient capables d’attachement ou de reconnaissance comme des animaux domestiques. Cet aimable radotage amusait infiniment moins le jeune André Le Nôtre, qui avait d’autres soucis que ceux de son entourage, ou du moins plaçait ailleurs ses complaisances : il voulait apprendre la peinture.

Comme dans ces maisons du Tiers on fait alors grand cas de la culture de l’esprit, Jean Le Nôtre ne s’oppose pas plus à l’entrée de son fils dans un atelier que le tapissier Poquelin ne s’oppose à l’entrée de Molière au collège de Clermont. André Le Nôtre commença donc de fréquenter assidûment l’atelier de Simon Vouet, premier peintre du roi Louis XIII.

Les contemporains s’accordent pour reconnaître que Vouet était un professeur excellent et que « ses préceptes formèrent d’habiles gens ». Parmi eux on cite Le Sueur et Le Brun. Le Nôtre et Le Brun s’étaient pris d’amitié. Des goûts semblables, une même façon de comprendre la beauté les avaient tout de suite rapprochés et les tenaient unis par ces forts liens que créent chez les adolescents des communes aspirations. Le Brun quitta très vite l’atelier de Simon Vouet, mais son intimité avec Le Nôtre n’en fut point ralentie. Ce commerce fut peut-être plus profitable à Le Brun et à Le Nôtre que les leçons même de leur maître.

On sait tout ce que deux intelligences agiles et curieuses se prêtent mutuellement, comme elles s’entraînent, s’élèvent et se grandissent. Impatient de toute autorité, Le Brun avait une sorte d’esprit naturel, le goût de la culture et l’appétit du savoir. Il aimait, disent ses biographes, les studieuses lectures, lisait et commentait Descartes. Il communiqua à Le Nôtre sa haine, toute cartésienne, pour les « irrégularités » de la nature.

Jal dit que Le Nôtre « quitta un jour la peinture pour prendre le crayon de l’architecte » ; mais il néglige de nous apprendre quel fut l’architecte qui enseigna son art au futur dessinateur des jardins royaux. Il y avait à Paris une pléiade d’architectes excellents : Étienne Martellange, Jacques Le Mercier, Jean Ducerceau, Le Muet, François Mansart étaient à l’apogée de leur vogue. Auquel de ces maîtres Le Nôtre demanda-t-il des conseils ?

Il a donné de telles preuves d’attachement à la famille de Mansart, que des auteurs en ont inféré que le jardinier de Versailles avait été l’élève de l’homme habile qui dessina le parfait jardin de Bressy. Tout porte à le croire ; mais nous n’en possédons aucun témoignage certain. Et d’ailleurs un même esprit inspirait tous ces architectes. Ils réagissaient contre la fantaisie sentimentale de l’architecture du XVe siècle. Ils cherchaient à apporter dans leurs constructions une parfaite régularité et une composition sévère. Ils prisaient avant tout les belles ordonnances, comme en témoignent Saint-Eustache, Saint-Paul, l’Oratoire, la Sorbonne, le Val-de-Grâce. À leur école, mieux encore qu’à celle de Vouet, Le Nôtre apprenait à conduire toute construction selon les lois de la raison.

Cependant Jean Le Nôtre s’efforçait d’intéresser son fils aux travaux de sa profession. À mesure qu’il avançait en âge, André Le Nôtre saisissait mieux l’intérêt qu’il aurait à recueillir la survivance de son père. Il avouait qu’il y a dans le jardinage « matière à employer les qualités d’un peintre ». Il reprenait des idées qu’il avait entendu exprimer à Claude Mollet sur la nécessité de maintenir « les broderies, les palissades ou les portiques à l’échelle du jardin », sur l’agrément qui se trouve aux harmonies des tons obtenues par le choix des plantes. Si bien que Jean Le Nôtre put demander au roi Louis XIII pour André Le Nôtre la survivance de sa charge de jardinier ordinaire des Tuileries.

Il l’obtint le 26 janvier 1637. Ce document établit qu’alors André Le Nôtre a déjà quelque expérience dans l’art du jardinage. Le roi a reçu « bon et louable rapport de la personne de son cher et bien-aimé André Le Nôtre, de ses sens, suffisance, loyauté, prud’homie, expérience au fait des jardins ». Le brevet qu’il lui accorde l’institue non pas le successeur de son père, mais son collaborateur jusqu’au jour de sa mort.

Nous ignorons quel fut le premier jardin dessiné par André Le Nôtre ; mais c’est certainement aux Tuileries qu’il commença de s’intéresser à son art. Sans doute il y travailla de ses mains avant d’en transformer le plan. Il ordonnait la décoration de fleurs des grands parterres. Vers le même temps, il était promu « premier jardinier des jardins de Monseigneur, frère unique de Sa Majesté ». Gaston d’Orléans aimait les fleurs. Il eut à Blois un jardin de plantes « lequel, dit La Fontaine, on tenait pendant sa vie pour le plus parfait qui fût au monde. » Le Nôtre n’eut point à s’occuper de Blois, mais du Luxembourg.

Il y montrait des qualités et des aptitudes plus élevées que celles d’un simple jardinier, puisque la régente l’appelait à un nouvel emploi. « Aujourd’huy, deuxième décembre, mil six cent quarante trois, dit le brevet signé Louis et contresigné Guénégaud, le Roy estant à Paris, voulant qualifier et favorablement traiter André Le Nostre, jardinier des deux grands parterres de son palais des Thuilleries, en considération de ses services et de la grande capacité et expérience qu’il a à dessiner, Sa Majesté, par l’avis de la reine régente, sa mère, l’a retenu et retient en l’estat et charge de dessinateur des plants et parterres de tous ses jardins pour doresnavant l’y servir, en jouir et user aux honneurs et droits qui y appartiennent et aux gages de mil livres que Sa dite Majesté veut lui estre payés pour chacun an. » C’est l’acte décisif par où Le Nôtre sort de la condition de ses ancêtres, se fixe dans une profession dont il entrevoit la beauté, et trouve enfin l’emploi de son génie.

Trois ans auparavant, au mois de janvier 1640, Le Nôtre s’était marié. Il avait épousé Françoise Langlois, fille de François Langlois, sieur du Hamel, conseiller ordinaire de l’artillerie de France, gouverneur des pages de la grande écurie, et d’Antoinette Jacquy, son épouse. Le contrat de mariage avait été passé le 16 janvier par devant Jacques Morel et Jean le Vasseur notaires, « garde-notes du roi en son chastelet de Paris ». Les parents et les amis des deux familles y avaient comparu. C’étaient pour la plupart des officiers de la maison du roi ou des princes ; de nobles hommes ou de grands bourgeois. Françoise Langlois apportait en dot la somme de six mille livres. Jean le Nôtre et sa femme s’engageaient à remettre à leur fils, à la veille de ses épousailles, deux cents livres de rentes, rachetables en un seul payement pour la somme de trois mille six cents livres.

Le Nôtre a vingt-sept ans. C’est un beau cavalier, au visage fin, aux yeux clairs et bleus dans lesquels on lit l’enthousiasme, l’étonnement toujours renouvelé devant le charme des choses, et puis la décision d’en arrêter le rapide écoulement pour en fixer la beauté. C’est un jeune vainqueur. Rien de guindé en lui, rien du fonctionnaire plein de l’importance de sa charge ; mais, alors même que, sa perruque rejetée en arrière, il se penche sur les parterres pour y rectifier un alignement ou l’agencement des fleurs et des buis, il garde dans son agilité juvénile une charmante noblesse. Il possède à la fois le goût de la vie et le sens de la grandeur, allié à « une naïveté et à une vérité charmantes ». Sa « probité », son « exactitude », et sa « droiture » le faisaient aimer de tout le monde. « Jamais, dit Saint-Simon, il ne sortit de son état, et fut toujours parfaitement désintéressé. »

Fontaine de l'Encelade au coeur des jardins de Versailles créés par André Le Nôtre. Timbre émis le 3 juin 2013 dans la série Jardins de France. Dessin de Noëlle Le Guillouzic

Fontaine de l’Encelade au coeur des jardins de Versailles créés par André Le Nôtre.
Timbre émis le 3 juin 2013 dans la série Jardins de France. Dessin de Noëlle Le Guillouzic

N’allons pas nous imaginer un Le Nôtre géomètre : il a « grande capacité et expérience pour le dessin » comme disent ses brevets ; mais il manie la bêche, il remue la terre, il aime les fleurs odorantes et colorées et surtout les beaux arbres robustes et élancés qui montent d’un jet puissant vers le ciel et sont de vivantes colonnes.

La Fontaine nous confie que Racine aimait comme lui extrêmement les jardins, les fleurs et les ombrages, et que ces passions leur remplissaient le cœur d’un tendre émoi. Seulement les contemporains de Le Nôtre regardaient sans surprise les campagnes ombragées et fleuries, les champs, les ruisseaux et les bois, et ils ne s’étonnaient point des joies que la nature leur donnait. Démêlant même ce que cet état de sensibilité avait, on peut dire d’animal, ils ne cherchaient point à le cultiver ; ils gardaient leur complaisance pour les sites où l’art de l’homme était intervenu pour spiritualiser le paysage. Les classiques, ce sont des hommes pour qui les lois de l’esprit existent, et qui y plient toutes les œuvres qui sortent de leur imagination. Le Nôtre ne fait point autre chose. Les eaux, la terre, le feuillage et jusqu’au ciel sont par lui asservis aux lois de l’intelligence.

L’année 1640 qui vit le mariage de Le Nôtre fut celle où Nicolas Fouquet commença d’accommoder son domaine de Vaux. Il est très certain que Le Nôtre ne fit pas partie de la première équipe d’artistes et d’architectes conviés par le surintendant. Il ne fut appelé que beaucoup plus tard dans la vallée de l’Anqueuil et certainement pas avant 1656, date de l’accord entre l’architecte Le Vau et Fouquet. Avant cette date nous ne connaissons avec certitude aucune œuvre de Le Nôtre.

À Vaux, il entre vraiment en scène. Cependant, il y composa les jardins selon la méthode et dans la manière de ses devanciers. Il les surpassa seulement par la richesse de ses inventions et par sa science de la perspective. Il ne tenta pas plus qu’eux de dépasser les limites où la tradition l’enfermait. Il n’employa le plan vertical des arbres, sans Lequel il n’y a pas d’architecture végétale, que pour fermer son jardin, pour emprisonner la vue. Pour la conduire et la guider dans l’espace découvert qu’il se proposait de fleurir et d’orner, ne disposant point de murailles de verdure, il choisit l’élément dont les surfaces se détachent bien nettes : l’eau. Le long de l’allée centrale il fait courir deux ruisseaux que soulignent des bordures de gazon et dans ces ruisseaux il place des jets d’eau fort rapprochés les uns des autres, si bien qu’ils forment, selon l’expression de mademoiselle de Scudéry, comme une balustrade de cristal de chaque côté de l’avenue.

Ainsi Le Nôtre établit le squelette de sa construction. Tout autour s’ordonnent logiquement les parterres de fleurs et d’eau, les ronds-points, les tapis de gazon. Perpendiculairement à cette allée court un grand canal, et des cascades au-dessous des bois ferment l’horizon. Nul jardin, ni à Anet, ni à Liancourt, ni à Rueil, ne présente un ensemble aussi bien lié, ne donne une pareille impression d’unité.

Beaucoup d’auteurs ont écrit que Fouquet révéla Le Nôtre à Louis XIV. Ils ont exagéré, puisque Le Nôtre était depuis fort longtemps au service du roi, qu’il avait depuis dix-huit ans la charge de dessinateur des plants et jardins royaux et qu’il était depuis 1657 contrôleur général des bâtiments ; mais à Vaux, Louis XIV vit tout ce qu’il pouvait attendre de son serviteur.

À Versailles, le génie de Le Nôtre ne connaît d’autres obstacles que les résistances de la nature car tous les moyens matériels dont un homme du XVIIe siècle peut disposer pour aborder une telle lutte, Louis XIV va les mettre à la disposition de son jardinier. L’entente du roi et du dessinateur de son parc ne se dément pas un instant durant ce long et laborieux travail. Ce n’est pas une nouveauté de dire que Louis XIV aimait la grandeur par-dessus tout. Dès que Le Nôtre lui eut exposé ce qu’il pouvait entreprendre à Versailles, il déclara qu’il avait « du grand dans l’esprit » et fut conquis entièrement. Lafond de Saint-Yenne dit que l’estime de Louis XIV pour les hommes de génie allait jusqu’à la passion, et qu’il était passionnément attaché à Le Nôtre. En réalité quand il s’agit de la création de Versailles on peut dire que ces deux hommes n’en font qu’un. Le roi ne cherchait pas à inventer, mais il voulait tout comprendre et s’y appliquait avec acharnement. Il possédait « un heureux instinct qui lui faisait saisir toujours non seulement le bon et le meilleur, mais encore l’excellent. »

Louis XIV voulait une résidence magnifique. Il s’y connaissait en magnificence ; mais il était inhabile à en imaginer les détails et l’agencement. Il désirait que tout fût ordonné, hiérarchisé, que son esprit pût tout embrasser autour de lui ; mais il était impuissant à mettre de l’ordre, de la clarté, de l’intelligibilité dans le décor qui l’entourait. Il avait le goût de l’empire jusqu’à vouloir imposer sa domination au monde végétal. Le Nôtre lui donna, selon le mot de Saint-Simon, « ce plaisir superbe de forcer la nature que ni les guerres les plus pesantes, ni la dévotion ne purent émousser ».

On connaît l’enthousiasme du roi quand, sur le terrain de Versailles, Le Nôtre, pour la première fois, lui exposa ses projets. Le jardinier désignait l’emplacement d’un parterre, d’une avenue, d’un rond d’eau. Et chaque fois le roi enchanté l’interrompait, disant : « Le Nôtre je vous donne vingt mille livres ». Si bien que Le Nôtre s’écria avant d’arriver au bout : « Sire ! votre Majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais… » Louis XIV, qui, selon le mot de Primi Visconti, savait si bien faire le roi en tout, qui composait toutes ses attitudes et distribuait avec tant d’art ses paroles, son sourire, même jusqu’à ses regards, Louis XIV qui tenait à distance les plus grands seigneurs, à tel point dit Saint-Simon « qu’il fallait s’accoutumer à le voir si en le haranguant on ne voulait s’exposer à rester court », Louis XIV traitait Le Nôtre en ami, et souffrait de lui toutes les familiarités. Le Nôtre l’embrassait quand il le voyait partir en voyage ou en revenir, ou bien il lui tenait tête, osait le contredire s’il se croyait sûr de son fait ; et le roi cédait.

On cite les bontés et les attentions de Louis XIV pour Molière : c’était bien peu auprès de celles qu’il avait pour Le Nôtre. Le Nôtre touchait un traitement régulier de douze cents livres comme dessinateur des jardins royaux, un peu plus de quatre cents livres comme contrôleur général des bâtiments et environ neuf cents livres du chef de sa charge aux Tuileries. Mais, dès 1661, le roi enchanté de ses services lui faisait verser des gratifications et lui offrait des cadeaux de toute espèce. En 1670, il lui fit délivrer des lettres de noblesse et voulut lui donner des armes ; mais Le Nôtre répondit avec sa verve et sa modestie accoutumées qu’il avait les siennes : trois limaçons couronnés d’une pomme de chou, ajoutant : « Sire, pourrais-je oublier ma bêche ? N’est-ce pas à elle que je dois la bonté dont Votre Majesté m’honore ». Le roi prit texte de cette boutade et fit composer les armes de Le Nôtre, qui furent de sable à un chevron d’or accompagné de trois limaçons d’argent, les deux du chef adossés et celui de la pointe contourné.

Jardinier des Tuileries, Le Nôtre avait son logis dans l’un des bâtiments qui dépendaient de ce palais ; mais Louis XIV voulait l’avoir près de lui à Versailles, et quand il entreprit de faire construire une ville autour de son château, il lui donna une maison. Le Nôtre y fit de fréquents séjours. Le roi ne pouvait se passer de lui. En 1677 il alla jusqu’à le faire venir dans son camp devant Cambrai, en même temps que Le Brun et Van der Meulen. Le Nôtre voyagea en poste ; il fut logé chez le prince de Condé et partagea la vie du roi durant son séjour au camp. Quand la citadelle se fut rendue, Le Nôtre assista au défilé de la garnison à côté du monarque. Louis XIV avait mandé auprès de lui Le Brun et Van der Meulen pour qu’ils le représentassent dans le décor de son camp, mais c’était par amitié qu’il avait voulu voir Le Nôtre, pour parler avec lui, quelques instants, de ses bâtiments et de ses jardins. Quand il le congédia, il l’honora d’une embrassade en lui recommandant de se bien conserver.

Dès 1661 le roi travaillait avec Le Nôtre comme avec un de ses ministres, voulant être tenu au courant des moindres détails concernant les travaux, voyant et annotant tous les rapports qui lui étaient soumis, suivant avec passion les étapes du grand œuvre mené par son jardinier.

Il semble que l’ambition de Le Nôtre se soit exaltée à Versailles en proportion des difficultés qu’il trouvait devant lui. Pour encadrer le modeste château de Louis XIII, Boyceau et Jacques de Menours avaient exécuté des parterres en buis taillés « dont les dessins rappellent ceux des recueils de broderies et de dentelles gravés à Venise au XVIesiècle » ; mais une estampe de Gomboust montre que ces massifs étaient resserrés autour du château sur un très petit espace, que bornaient un bois et des fondrières. Le parc n’était qu’une garenne pour les plaisirs de la chasse. Quant au reste du pays, Saint-Simon n’exagère guère quand il dit que c’était « le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre parce que tout y était sable mouvant et marécage ». Colbert s’écrie « qu’il est impossible de faire une grande maison dans cet espace. Le terrain est serré par le village, l’église, l’étang. La grande pente des parterres et des avenues ne permet pas d’étendre ni d’occuper davantage de terrain, sans renverser tout, et sans faire une dépense prodigieuse. » De cette terre chaotique, Le Nôtre va faire la merveille d’ordre, de proportion, de clarté que nous connaissons.

L’ordonnance générale qui doit donner au paysage sa forme intelligible semble arrêtée dès le printemps de 1662. Mais chaque année elle recevra un développement, imprévu au premier jour. Les détails en seront constamment bouleversés. Le Nôtre a d’abord conçu Versailles, comme un parc fermé, plus grand certes que Vaux, que Rueil, que tous les parcs jusqu’alors tracés, mais cependant limités. Terrasses, escaliers, pentes douces ont réalisé l’unité du plan. Des allées d’arbres taillés, de hautes charmilles, conduisent l’œil aux bosquets, aux pièces d’eaux, points cruciaux de la construction. Une architecture végétale, toute nouvelle, tient l’œil et l’esprit prisonniers. Partout la terre ou l’eau, les murailles de verdure ou de marbre et le ciel. La réduction de tous les éléments du paysage à ces trois unités le rend immédiatement concevable et fait de sa beauté et de sa grandeur un domaine de l’intelligence.

André Le Nôtre. Chromolithographie de la fin du XIXe siècle

André Le Nôtre. Chromolithographie de la fin du XIXe siècle

Mais si reculées que fussent, à Versailles les bornes du parc, elles étaient encore trop proches. Le Nôtre n’hésita pas à les supprimer. Il créa le Grand Canal : exemple incomparable de l’aisance avec laquelle les hautes disciplines de l’esprit rapprochent de nous l’infini.

Jamais Le Nôtre ne réalisa une œuvre plus claire, et de proportions plus heureuses que les Tuileries. Il commença par dégager le terrain des bâtiments qui l’encombraient. Les bastions qui fermaient le parc du côté de la barrière et lui donnaient un air fortifié, disparurent. Leurs soubassements servirent à disposer l’harmonieux fer à cheval qui termine le jardin. Une esplanade de dimensions, parfaites s’étendit au pied du palais. Les charmilles et les rangées d’arbres plantés à 120 toises de là formèrent une perspective que Le Nôtre prolonge bien au delà du jardin, entre une double bordure de marronniers de l’Inde. Cette allée devait devenir dans la suite l’Avenue des Champs-Élysées. Elle est la véritable trouvaille de Le Nôtre aux Tuileries.

C’était un jeu pour le jardinier de Versailles de vaincre les difficultés provenant de la pente du terrain ; mais déjà il se révoltait contre les limites fixées à la vue, limites qu’acceptaient si facilement ses devanciers, et qu’il avait acceptées lui-même à Vaux. Aux Tuileries cependant les bornes s’imposaient plus impérieusement que nulle part ailleurs, puisque les murs du jardin étaient ceux de Paris. Peu importe à Le Nôtre. Sa pensée l’entraîne : il agrandit Paris pour étendre la perspective du parc.

L’avenue qui escalade la butte Marigny est née de la même inquiétude intellectuelle qui poussa Le Nôtre à creuser le grand canal de Versailles. Aussi reste-t-elle une des parties les plus significatives de son œuvre. Dans les parcs déjà anciens où le roi lui commande de travailler, sitôt qu’il intervient, naissent l’ordre, la clarté ; les bornes de l’horizon se reculent. C’est comme si l’harmonie du jardin se haussait d’un ton. Un paysage qui n’était agréable ou charmant prend tous les caractères de la beauté.

À Fontainebleau il simplifie les parterres, construit des bassins et des canaux qui forment les grandes lignes du parc et lui permettent de s’étendre tout en restant intelligible. À Saint-Germain, il crée les terrasses plantées d’ormes et de charmilles, où, selon l’expression de Saint-Simon, il semble avoir assemblé les merveilles de la vue. Sur les coteaux de Saint-Cloud, où il travaille pour Monsieur, se préoccupe-t-il de mettre ses jardins en harmonie avec la grâce molle et onduleuse des berges de la Seine ? Non point. Le premier souci de Le Nôtre est de faire disparaître la grande irrégularité du terrain et l’on ne s’explique pas, dit d’Argenville, comment « cet habile homme » a pu réussir à donner une telle impression d’unité dans un lieu qu’on a connu aussi mouvementé.

Mais son œuvre la plus importante après Versailles fut certainement Chantilly. Le Grand Condé l’y appela en 1663. Le Nôtre trouva sur les confins du Valois un pays très différent de Versailles et que la nature semblait avoir comblé de ses dons. Versailles était un désert, Chantilly au contraire offrait tout en abondance : futaies, eaux vives, terres fécondes. Aux charmes de ce paysage, Le Nôtre comprit qu’il ne pouvait ajouter qu’un attrait, celui de l’ordre. Il s’exerça à éliminer, à châtier et non plus à enrichir. Il ne se contenta pas de dessiner le jardin que lui demandait le prince, il agença la région tout entière. Il entreprit de mettre de la clarté jusque dans les forêts. Dans les halliers épais de Chantilly, au milieu desquels les meutes elles-mêmes hésitaient, les troupeaux de cerfs, dit le grand Condé, trouvaient des retraites jamais troublées par les chasseurs.

Le Nôtre ouvre des routes ; il perce les bois de telle façon qu’un chevreuil ne saurait plus s’y dissimuler. La forêt de Chantilly devient une sorte d’étoile. De son centre, d’immenses avenues, comme autant de télescopes, sont braquées dans toutes les directions si bien qu’au milieu des bois nous arrivons à en embrasser la totalité. Les arbres ne nous cachent plus la forêt. L’esprit prend possession de ce nouveau domaine. Tout se fait facile, intelligible.

Vaux, Versailles, Saint-Cloud, Les Tuileries, Chantilly peuvent être considérés comme des oeuvres types de Le Nôtre ; mais il dessina bien d’autres parcs. Tous les seigneurs de cette époque voulaient un jardin tracé sur ses plans. Il planta Choisy pour la grande Mademoiselle, Sceaux pour Colbert, Meudon pour Louvois. Il dessina Dampierre, si plein de noblesse, Pontchartrain, le jardin de l’évêché de Meaux, où devait vivre Bossuet, Bourges, Guermantes, Cramayel-en-Brie, Pinon et les avenues de la Mésangère demeurées presque intactes ; et Livry, et Montjeu, et Montdétour et Villers-Cotterêts, et Courances et Pomponne et vingt autres ! L’activité de Le Nôtre ne se bornait point à la France. Il avait planté à Belœil, en Belgique, un parc qui fut bouleversé au XVIIe siècle par le prince de Ligne. Le landgrave de liesse sut l’attirer à Cassel où il fit de beaux jardins sur les bords de la Fulda.

Le principal déplacement que se permit Le Nôtre fut son voyage en Italie. Il désirait depuis longtemps voir Rome. Architectes, statuaires, peintres français de ce temps considéraient l’Italie comme la terre nourricière de tous les arts et ne se croyaient pas instruits s’ils n’avaient séjourné à Rome et travaillé d’après les maîtres italiens. Le Nôtre partageait ces sentiments et sa modestie l’inclinait à dire que ses jardins étaient peu de choses auprès de ceux qu’on voyait à Frascati. Il sollicita donc de Louis XIV la permission de voyager en Italie et le roi lui en donna licence au mois de juin de l’année 1679.

On lui confia même une sorte de mission. Colbert avait fondé à Rome une académie destinée à recevoir de jeunes Français et à les pousser dans l’étude des arts. Charles Érard avait été chargé de la direction de cette académie. Le Nôtre devait fournir au Ministre un rapport sur l’état dans lequel il la trouverait. Il voyagea avec la duchesse Sforce, avec sa sœur la duchesse de Nevers, avec le duc de Nevers et avec le maréchal de Vivonne.. En arrivant à Rome, Le Nôtre « fut surpris de n’y rien trouver de ce qu’il avait imaginé ». C’est du moins ce que nous affirme son neveu Claude Desgots. Ce jeune homme était pensionnaire du roi à l’Académie de France. Pendant le séjour de Le Nôtre en Italie, il lui servit de truchement. Claude Desgots écrit pour expliquer les désillusions de son oncle. « Les Italiens n’ont point de jardins qui approchent des nôtres. L’art de les faire est un art qu’ils ignorent absolument » et il ajoute que « Le Nôtre admira leurs places publiques, les belles fontaines qui y sont en grand nombre, leurs magnifiques églises, plusieurs palais, les superbes tableaux et les fameuses statues qui charment les véritables connaisseurs ».

Le Nôtre fut accueilli à Rome par le duc d’Estrées qui lui donna sa maison. Le pape Innocent XI voulut le voir dès son arrivée. Le Nôtre se rendit à l’audience accompagné de son neveu Desgots. « Après les génuflexions, dit Desgots, le pape le fit lever et demanda à voir les plans de Versailles dont il avait beaucoup entendu parler, on les lui montra et Sa Sainteté fut étonnée de la quantité de canaux, de fontaines, de jets d’eau et de cascades ; elle crut qu’une rivière fournissait cette prodigieuse abondance d’eau ; mais sa surprise redoubla quand on lui répondit qu’il n’y en avait point, que l’on avait fait un nombre infini d’étangs et que par des conduits et des tuyaux, on faisait venir les eaux dans de grands réservoirs. Cela coûte donc des sommes prodigieuses ? dit alors le pape. Saint-Père, cela ne passe pas encore deux cent millions. À cette réponse la surprise de Sa Sainteté augmenta à tel point qu’il serait difficile de la décrire. Le Nôtre alors s’écria : Je ne me soucie plus de mourir, j’ai vu les deux plus grands hommes du monde : Votre Sainteté et le roi mon maître. — Il y a grande différence, dit le pape, le roi est un grand prince victorieux ; je suis un pauvre prêtre serviteur des serviteurs de Dieu, il est jeune, je suis vieux. Le Nostre, charmé de cette réponse, oublia qui la lui faisait et frappant sur l’épaule du pape lui répondit à son tour : Mon révérend Père, vous vous portez bien et vous enterrerez tout le Sacré-Collège. Sa Sainteté qui entendait le français rit du pronostic. Le Nostre, charmé de plus en plus de !a bonté et de l’estime particulière qu’elle témoignait pour le roi, ne consulta plus que ses entrailles ; il était si fort dans l’habitude d’embrasser ceux qui publiaient les louanges de son Maître, qu’il embrassa le pape. »

Le grand bassin de Chantilly, au coeur des jardins de Versailles créés par André Le Nôtre. Timbre émis le 3 juin 2013 dans la série Jardins de France. Dessin de Noëlle Le Guillouzic

Le grand bassin de Chantilly, au coeur des jardins de Versailles créés par André Le Nôtre.
Timbre émis le 3 juin 2013 dans la série Jardins de France. Dessin de Noëlle Le Guillouzic

Cette visite fit beaucoup de bruit dans le monde. De retour chez lui, Le Nôtre écrivit à son ami Bontemps, « et lui fit un détail exact de cette conversation ». Louis XIV ne manquait pas de demander à son premier valet de chambre des nouvelles de Le Nôtre et Bontemps lisait au roi les lettres qu’il recevait de Rome. Celle-là fut lue un matin au petit lever. Le duc de Créquy qui se trouvait là dit qu’il gagerait mille louis contre un que la vivacité de Le Nôtre n’avait pu aller jusqu’aux embrassements. « Ne pariez pas, lui répondit le roi, quand je reviens de campagne, Le Nostre m’embrasse, il a pu embrasser le pape. »

Saint-Simon a résumé en une phrase cette anecdote qui nous éclaire sur la nature spontanée, la vivacité chaleureuse et la bonhomie de Le Nôtre. Le pape en fut charmé. Il voulut le revoir et lui ordonna de refaire à la mode française les jardins du Vatican. Les princes romains suivirent l’exemple d’Innocent XI. Le Nôtre donna les plans des jardins de la villa Pamphili et de la villa Ludovisi et certainement de beaucoup d’autres parcs qui portent encore la marque de son génie.

Si l’on compare le bosquet de la salle de bal que Le Nôtre dessina à son retour, à ses œuvres précédentes, ou le parc de Pontchartrain à celui de Saint-Cloud, de Chantilly ou de Meudon, on ne voit pas très clairement ce que ce séjour en Italie ajouta à son génie. Il rapporta de Rome quelques belles pièces destinées à enrichir les collections du roi et les siennes propres des tableaux, des statues antiques et des médailles mais nulle invention nouvelle, rien qui modifiât son art.

Comme Louis XIV lors du retour de Le Nôtre distribuait les charges de la maison de la Dauphine, il lui donna celle de Maître d’Hôtel. C’était une charge négociable qu’il dut revendre. Les libéralités du roi ne s’arrêtèrent point là et les marques de son contentement devaient se suivre jusqu’à la mort de Le Nôtre. La même année 1680, il lui donnait une pension de trois mille livres, pension qui fut bientôt doublée. L’année suivante, il le faisait chevalier de Saint-Lazare, en même temps qu’il l’envoyait siéger à l’Académie d’architecture.

Le Nôtre porta la croix de cet ordre jusqu’au jour où il fut supprimé. Alors il fut nommé chevalier de Saint-Michel. Et Louis XIV lui permit par une grâce particulière « de porter la croix dudit ordre attachée sur l’estomach, avec un ruban de bleu céleste, pour que cette marque d’honneur et de distinction fît connaître la satisfaction qu’il avait de ses services ». Cependant, si l’on en croit Claude Desgots, le désir de Louis XIV de conduire lui-même les travaux de ses maisons et de ses jardins ne fut pas étranger à la décision que prit Le Nôtre, vers 1693, de se démettre de ses charges. « Il ne trouvait pas que le plus grand roi du monde sût l’art des jardins aussi parfaitement que lui et le disait sans se contraindre ; il disputa quelque temps, mais voulant mettre une distance entre la vie et la mort, il résolut de se retirer et en demanda la permission. »

Quoi qu’il en fût, il ne peut être question de disgrâce. Claude Desgots lui-même conte que Sa Majesté combla Le Nôtre de bontés et ne fit droit à sa demande qu’à condition qu’il suivrait l’ordre qu’elle lui donnait de la venir voir souvent. Pour lui faciliter ses séjours à la cour, Louis XIV lui fit donner un appartement au Grand Commun, une chambre a Trianon. Le roi avait coutume de l’y loger.

Le Nôtre se préoccupait d’assurer la survivance de sa charge aux Tuileries à Armand Mollet, descendant de son maître Claude Mollet. Il en eut permission au mois d’avril 1692. Le même jour, un brevet signé du roi et de Phélypeaux donnait à deux de ses neveux, Claude Desgots et Jean-Michel Le Bouteux, sa succession dans la charge de dessinateur des plants et parterres des jardins royaux. Le 24 août 1693, le roi, en considération des services rendus par Le Nôtre dans ses bâtiments, et désirant même « faire passer à sa femme la grâce qu’il voulait lui faire » signait un brevet de six mille livres de pension annuelle, réversible à sa veuve au jour de son décès.

Versailles, Chantilly, Saint-Cloud, les Tuileries, Meudon, le Vatican, les montagnes abaissées, les fleuves détournés de leurs cours, les forêts policées : notre imagination ne peut concevoir la tâche de Le Nôtre que comme un travail de Titan. Les dernières pages de sa biographie vont cependant nous dire quel homme simple il était demeuré.

Ses portraits les mieux connus, ceux de Carlo Maratta, datent de cette époque. Ils le représentent la figure pleine, superbement encadrée par la perruque qui ajoute encore de la dignité au large front. Les yeux clairs dont on sent le regard frais comme ceux des enfants, conservent au visage une jeunesse et une ingénuité inaltérables. Le nez busqué lui donne une apparence de ténacité. La bouche plissée d’un bon sourire et le double menton trahissent la bonhomie du personnage, auquel ni la croix de Saint-Lazare ni la cravate de dentelles, ni les chamarures n’arrivent à conférer cet air d’importance et cette morgue qu’on voit à tant de portraits officiels. C’est l’homme qui « en toute occasion, loin de se méconnaître, se rappelait son origine avec une simplicité noble que l’on conserve rarement dans la fortune » Ainsi s’expriment en même temps les images de Carlo Maratti et la relation de Claude Desgots.

Voici Le Nôtre retiré de la Cour, déchargé de ses fonctions et qui veut, selon le conseil du sage, « vivre entre ses parents le reste de son âge ». Ses parents, ce n’est plus que sa femme, Françoise Langlois, son beau-frère, le sieur de Reddemont, sa belle-sœur, ses neveux et nièces Desgots, Bouchard, Freret, Le Bouteux et le Prince.

Le Nôtre a perdu son père le 8 décembre 1655. Dès cette époque sa mère est venue vivre auprès de lui, dans son appartement des Tuileries, mais elle est morte elle-même au mois de mai 1675. Jean Le Nôtre et sa femme reposent à Saint-Roch et près d’eux dorment les enfants d’André Le Nôtre, car il y a dans sa vie d’apparence si unie, si facile, le plus angoissant des drames. Il a eu trois enfants, qui lui ont été enlevés tous les trois ; alors, il a en quelque sorte adopté les enfants de ses sœurs. C’est d’eux qu’il est entouré ; il fait leur fortune, sollicitant pour eux auprès du roi, des ministres et des princes.

Dans la maison, c’est la dame Le Nôtre qui veille à la bonne gérance et à la fortune. « Elle tient la main, selon les termes employés par Le Nôtre, à la conservation du bien qu’ils ont » et sait même l’accroître « par sa bonne conduite, économie et épargne », lui de son propre aveu « ayant toujours été incliné ordinairement à force dépenses pour son cabinet de curiosités ; sans songer à conserver et peu jaloux du bien, mais seulement de la gloire et de l’honneur ». Ce bien était assez considérable, les revenus d’André Le Nôtre s’élevant à près de trente-cinq milles livres.

Du chef de son père il avait hérité de plusieurs maisons et de grands terrains situés au Faubourg Saint-Honoré. Françoise Langlois tenait de ses parents des propriétés plus importantes encore. Une grosse part de ces revenus était destinée aux bonnes œuvres. Le Nôtre avait la réputation d’être un homme très charitable, dans un siècle où cette vertu était commune et n’attirait guère l’attention. Il logeait une pauvre vieille femme dans un réduit qui déparait sa maison des Tuileries, et qu’il ne laissa jamais abattre bien qu’il fût signalé sur les plans même comme constituant un danger de feu.

Le jardinier de Louis XIV avait emporté dans sa retraite des amitiés illustres et nombreuses. Il les énumère lui-même dans une lettre à Pontchartrain. « Les amis, écrit-il, sont les amis, j’en ai beaucoup qui me font maintes et maintes caresses, testes couronnées, principautés, cardinaux archevêques, chanceliers, premiers présidents, intendants des finances et trésoriers de l’épargne. »

Le créateur de Versailles employait ses loisirs à dessiner des perspectives de parcs, des termes, des vases, des parterres, des fontaines, des cabinets de feuillages. Bachaumont qui fut élevé à Versailles au Grand Commun, dans l’appartement voisin de celui qu’occupait Le Nôtre, avait conservé le souvenir « du plus agréable vieillard qui ait peut-être jamais été, toujours gaillard, propre, bien mis, d’un visage agréable et toujours riant. « Je voyais, écrit le chroniqueur, M. Le Nostre produire comme par enchantement sous mes yeux des choses dessinées avec une rapidité inconcevable, et que M. Le Nostre abandonnait aussitôt. Le parquet était jonché de dessins représentant des jardins, et la belle couleur verte dont ils étalent enluminés faisait ma joie. »

À Paris, Le Nôtre aimait à se promener au bras d’Armand Mollet, dans le petit jardin à fleurs des Tuileries qui avoisinait son logis, se rappelant auprès de son successeur les propos désuets du vieux Mollet, lequel l’avait jadis initié à l’art du jardinage. Jusqu’aux derniers jours, on le vit, vêtu d’un justaucorps de drap brun garni de boutons et de petits galons d’or, et d’une veste de même drap discrètement brodée d’or sur le devant, aller et venir sans peine par la ville pour vaquer à ses affaires.

Un jour d’hiver de l’année 1700, exactement le 28 février, bien que se trouvant en parfaite santé, mais « considérant qu’il n’y a rien de plus certain que la mort, et rien de plus incertain que l’heure d’icelle », il se rendit en la maison de Maître Clément, notaire au Châtelet de Paris, et lui dicta son testament :

« Premièrement, comme chrestien, catholique, apostolique et romain, il recommande son âme à Dieu, créateur du ciel et de la terre, à la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, à saint André, son patron et à tous les Saints et Saintes du Paradis implorant leurs intercessions auprès de Sa divine Majesté, afin que son âme séparée de son corps, elle soit colloquée au rang des bienheureux dans le Saint Paradis. » Puis il exprima sa volonté d’être inhumé dans la chapelle de Saint-André, érigée par lui dans l’Église de Saint-Roch, « avec le moins de cérémonye que faire se pourra, et sans qu’il soit mis aucunes, armoiries à la dite chapelle, ni qu’il lui soit donné le tiltre de messire. Il ordonna que pendant les trois premiers jours de son décès, il soit dit et célébré à l’intention et pour .le repos de son âme par chacun des dits trois premiers .jours, le nombre de vingt-cinq messes basses en chacune des Eglises de Saint-Roch, des Feuillans, des Jacobins et des Capucins de la rue neuve Saint-Honoré, qui composent ensemble le nombre de trois cents messes, priant les prêtres qui les célébreront d’invoquer en chacune d’icelles la Vierge d’estre son avocate. »

Cinquante livres devaient être distribuées aux pauvres le jour de son enterrement. Il partageait sa fortune entre sa femme et ses neveux, faisait des legs à ses parents, à ses amis, à des domestiques vieillis à son service, chargeait son ami Leriche de vendre ses collections et son beau-frère Reddemont de conseiller sa veuve, de l’assister de ses avis et de tenir la main à l’exécution de ce testament. Le Nôtre laissait plus de cent mille livres, soit en espèces, soit en nature.

Parc et château de Versailles : le bassin d'Apollon, le Tapis Vert, le bassin de Latone

Parc et château de Versailles : le bassin d’Apollon, le Tapis Vert, le bassin de Latone

Cette précaution prise et ayant mis dans ses affaires l’ordre qu’il souhaitait, Le Nôtre continua sa vie, conservant toujours, dit Dangeau, « son esprit et son beau goût ». Au mois de juillet, il alla à Marly voir le roi qui lui fit l’accueil le plus honorable. Louis XIV voulut lui montrer les nouveaux jardins et, raconte Dangeau, « le fit mettre dans une chaise roulante comme la sienne ». Des Suisses les traînaient et M. Le Nostre disait : « Ah ! mon pauvre père, si tu vivais et que tu pusses voir un pauvre jardinier comme ton fils se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie ! »

Trois mois plus tard, le 15 septembre 1700, à quatre heures du matin, Le Nôtre mourait assisté de l’abbé François Trouet, prêtre sous-vicaire et Porte-Dieu de la paroisse royale de Saint-Germain-l’Auxerrois, de sa femme, de son beau-frère et d’Armand Mollet. Le jeudi 16 septembre 1700, à six heures du soir, l’office des Morts fut chanté en l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois devant la dépouille mortelle du grand jardinier. Puis son corps fut porté en carrosse à Saint-Roch où il fut inhumé dans la chapelle Saint-André. Sur son tombeau, on plaça le buste exécuté par Coysevox et l’on grava cette épitaphe :

« À la gloire de Dieu !

« Ici repose le corps d’André Le Nostre, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, conseiller du roi, contrôleur général des bâtiments de Sa Majesté, arts et manufactures de France, et propose à l’embellissement des jardins de Versailles et autres maisons royales. La force et l’étendue de son génie le rendaient si singulier dans l’art du jardinage, qu’on peut le regarder comme en ayant inventé les beautés principales, et porté toutes les autres à leur dernière perfection. Il répondit en quelque sorte, par l’excellence de ses ouvrages, à la grandeur et à la magnificence du monarque qu’il a servi et dont il a été comblé de bienfaits. La France n’a pas seule profité de son industrie, tous les princes de l’Europe ont voulu avoir de ses élèves et il n’a point eu de concurrent qui lui fût comparable. Il naquit en l’année 1613 et mourut dans le mois de septembre de l’année 1700. »

La vie de cet homme, insigne par son talent, se confond avec mille autres vies semblables de bourgeois de Paris au XVIIe siècle. Quant à son oeuvre, elle est commandée par les mêmes puissances qui déterminent alors toutes les entreprises françaises. Le Nôtre a réalisé à Versailles l’ordre supérieur que Corneille a mis sur la scène, Bossuet dans une oraison, Descartes dans la philosophie du jugement, Molière dans la critique des mœurs.

LA FRANCE PITTORESQUE – 12 septembre 1940 : découverte de la grotte à peintures préhistoriques de Lascaux (Dordogne) – (D’après « La Croix » du 1er octobre 1940 et « Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres » d’octobre 1940)

Dès la fin septembre 1940, les journaux ne tarissaient pas de commentaires sur les merveilleuses découvertes faites par de jeunes garçons dans les grottes de Montignac et suscitant l’intérêt de plusieurs préhistoriens français de renommée internationale, parmi lesquels l’abbé Breuil et le chanoine Bouyssonie

Le 1er octobre 1940, le journal La Croix publiait un article adressé à ce sujet par le chanoine Jean Bouyssonie, dont la compétence en la matière faisait autorité, au même titre que celle de son frère et du préhistorien Henri Breuil.

Bouyssonie explique que Léon Laval, instituteur en retraite à Montignac, excitait quelques jeunes gens de l’endroit à chercher, dans les plateaux calcaires de la région, les grottes naturelles qui mériteraient une exploration.

Le 12 septembre 1940, quatre des plus hardis avisèrent une ouverture sur le plateau de Lascaux et, après l’avoir agrandie, se glissèrent sur un cône d’éboulis. Ils se trouvèrent dans une salle assez haute d’environ 30 mètres de long sur 10 de large, et, à la lueur d’une lampe électrique, virent, à leur grande surprise, sur la paroi blanche, de grande animaux peints, soit en rouge, soit en noir. Ils continuèrent dans divers couloirs et trouvèrent d’autres figurations du même genre. Enthousiasmés, Ils allèrent porter la nouvelle à Léon Laval, qui d’abord resta sceptique.

 

Peintures rupestres de la grotte de Lascaux à Montignac (Dordogne). Timbre émis le 16 avril 1968. Création de Claude Durrens

Peintures rupestres de la grotte de Lascaux à Montignac (Dordogne).
Timbre émis le 16 avril 1968. Création de Claude Durrens

Heureusement se trouvait à Montignac un peintre de talent, Maurice Thaon, ami de l’abbé Breuil et qui avait visité avec ce maître les grottes de Font-de-Gaume et de La Mouthe. Il va voir la grotte et se convainc tout de suite de l’importance qu’elle présente. Rapidement il prend quelques croquis et se rend en hâte à Brive, où l’abbé Breuil faisait un séjour à l’école Bossuet. L’effet de ces croquis fut, on peut le dire, magique.

Dès le lendemain, 21 septembre, accompagné des préhistoriens l’abbé Jean Bouvssonie et le docteur Cheynier, de Terrasson, Henri Breuil se rendait à Montignac, où il avait convoqué Denis Peyrony, correspondant des Beaux-Arts et futur directeur de la circonscription préhistorique en 1942.

Ce fut une première étude rapide, mais décisive. Dans ces couloirs tortueux, qui ici et là s’élargissent en salles ou s’enfoncent en puits, plus de 100 figures peintes et admirablement conservées et visibles, rapporte Jean Bouyssonie, représentent des bœufs, des chevaux et des cerfs, plusieurs bisons, un rhinocéros, un carnivore (ours ou glouton), deux félins (des lions probablement), un bras humain, dont la main est cernée de rouge, un oiseau sur un piquet, un homme très sommairement indiqué et qui paraît avoir été tué par le rhinocéros.

Cette évocation d’un drame de jadis, poursuit Boussonie, est peinte au fond d’un puits, l’homme entre le rhinocéros, l’oiseau sur un piquet et un bison qui tourne la tête. Sur le corps de plusieurs bêtes, des flèches semblent évoquer une chasse laborieuse. Des signes en forme de peigne, de hutte de paille, etc., sont placés ici et là. Quelque chose de nouveau, ce sont des blasons, rectangles plus hauts que larges, divisés par des bandes, les unes verticales, les autres horizontales, avec des couleurs diverses dans chacune des petits rectangles ainsi formés.

Tantôt, le contour seul de l’animal est peint, tantôt toute la surface ; dans ce second cas, le corps a un aspect pommelé, peut-être parce qu’on avait placé plusieurs taches épaisses de couleur que l’on étendait ensuite comme une estompe.

Les peintures sont parfois reprises et restaurées. Dans d’autres cas, une nouvelle fresque recouvre plus on moins complètement l’ancienne. La gravure vient, ici et là, compléter la peinture, mais d’innombrables dessins gravés couvrent de grandes surfaces, malheureusement assez friables. Il faut, écrit Jean Bouyssonie, avoir visité ce sanctuaire en compagnie de l’abbé Breuil, qui garde, en une mémoire visuelle impeccable, toutes les autres représentations des grottes ornées de France et d’Espagne. Cela lui permet de rattacher aux divers styles préhistoriques la technique de ces oeuvres.

Au moment de la découverte, l’abbé Breuil attribue les oeuvres au Périgordien — 20 000 à 30 000 ans avant notre ère —, mais une datation estimée par la suite à partir d’études réalisées sur les objets découverts dans la grotte attribuera ces peintures au Magdalénien ancien — 10 000 à 15 000ans avant notre ère. Il y a encore quelques faiblesses, note Bouyssonie : ainsi les bœufs, les cerfs ont la tête vue de profil, les cornes et les bois vus de face. Mais c’est déjà du grand art et on peut avoir la même joie que si l’on venait de découvrir une centaine de tableaux d’un primitif génial, dont on n’aurait encore connu que quelques oeuvres.

Grand aurochs de la salle des Taureaux au sein de la grotte de LascauxGrand aurochs de la salle des Taureaux au sein de la grotte de Lascaux

Le 28 septembre 1940, le préfet de la Dordogne vint conférer avec l’abbé Breuil, Denis Peyrony, le comte de Chalup et des notabilités de l’endroit, sur les mesures à prendre pour assurer la préservation de ce trésor à la fois scientifique et artistique, et concilier tous les droits en jeu en cette affaire. D’ailleurs, ici et là, signale le chanoine Bouyssonie, s’ouvrent des galeries peu accessibles, mais très prometteuses, et il importe de ne rien négliger pour la parfaite mise en valeur de cette merveilleuse découverte.

Lors de la séance du 11 octobre 1940 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l’abbé Breuil faisait lui-même part en ces termes de la découverte de la grotte :

Vers la mi-septembre 1940, explique-t-il, plusieurs jeunes gens de Montignac, MM. Ravidat, Marsal, Queroy, Cuencas et Estregil, poussés à l’exploration des cavités souterraines des environs par M. Laval, instituteur en retraite, débouchaient un trou pénétrant verticalement, sur le plateau situé à l’est du bourg ; on le tenait obstrué pour éviter que du bétail y tombât, et seulement un terrier communiquait au fond avec une cavité dans laquelle les jeunes explorateurs se glissèrent.

Après être descendus sur la pente d’un éboulis, ils découvrirent que les retombées de la voûte de la première salle étaient ornées de magnifiques fresques se prolongeant dans le diverticule qui y faisait suite. M. Estregil en prit quelques croquis qu’il soumit à M. Laval, et qui tout d’abord laissèrent celui-ci sceptique. Sur ces entrefaites, M. Maurice Thaon, jeune homme très sportif et bon dessinateur, que je connais depuis son enfance et auquel, peu de jours avant, j’avais fait visiter les grottes ornées de Font-de-Gaume et de La Mouthe, aux Eyzies, fut conduit à la grotte par les jeunes inventeurs. Il y prit des croquis précis et quelques décalques qu’il m’apporta à Brive et qui, avec ses descriptions, me convainquirent de l’importance exceptionnelle de la découverte.

Je me rendis aussitôt à Montignac, où M. Laval, M. Parvau, régisseur de la propriétaire, la comtesse Emm. de La Rochefoucauld, et divers notables, me firent le meilleur accueil, et j’y convoquai M. D. Peyrony, délégué du Ministère des Beaux- Arts. Un examen de trois jours me permet d’adresser à l’Académie un premier rapport.

La grotte, dans son état actuel, se compose, à l’entrée, d’une salle ovale (20 m x 10 m) que prolonge un diverticule ; c’est là que, dans la deuxième moitié de la salle et son prolongement, s’accumulent, principalement sur la retombée des voûtes, plus de 80 sujets peints. Un bien plus petit nombre subsiste dans une galerie de droite, peu étendue, donnant accès à une haute salle en forte pente. Celle-ci aboutit, à gauche, à une galerie en haute nef qui se rétrécit ensuite en une fente-couloir souvent très resserrée.

Henri Breuil. Timbre émis le 17 octobre 1977 dans la série Personnages célèbres. Dessin de René QuillivicHenri Breuil. Timbre émis le 17 octobre 1977 dans la série
Personnages célèbres. Dessin de René Quillivic

Au delà de la salle élevée, s’ouvre un puits d’environ 10 m, donnant, à l’opposé, accès par escalade à des galeries rampantes à peine entrevues jusqu’ici. Des gravures, généralement superposées aux peintures de la haute nef, se poursuivent presque seules dans la galerie tortueuse ; leur nombre et leur finesse ne m’en ont pas permis encore un déchiffrement suffisant.

Les peintures sont de dimensions oscillant de 0 m30 à près de 5 mètres. Elles appartiennent à des techniques différentes, se superposant ou se restaurant fréquemment.

1° Une seule petite main cernée de rouge, avec son bras, rappelle les mains au patron de l’Aurignacien. — 2° Des tracés linéaires fins, rouges, de chevaux et de cerfs sont rares. — 3° De plus grands contours rouges, linéaires, larges et baveux, avec remplissage de taches espacées, figurent un cheval et un bison assez grands ; il y a aussi de grands taureaux et cerfs, recouverts et résorbés par d’autres images. — 4° Des figures petites et moyennes, à tracé linéaire, rouge ou noir ou bistre, ou mélange de ces teintes, sont plus ou moins remplies de bistre ou de rouge assez transparent, formé d’un pommelage très estompé. Souvent des touches noires postérieures s’y mêlent, et signalent des points anatomiques ou restaurent le contour. De très nombreux petits chevaux, souvent fort poilus et de nombreux cerfs, à perspective tordue des ramures, en font partie, ainsi qu’un ours (?). — 5° Des figures moyennes, en rouge d’aspect uni, en réalité pommelé diffus, représentent des chevaux et des bœufs à petites cornes et aux formes légères. — 6° Des traits noirs unis ou pommelés les restaurent fréquemment ou figurent seuls des animaux analogues. — 7° Deux bœufs cernés de larges bandes noires baveuses. — 8° Des têtes de cerfs sont tracées en traits noirs fins. — 9° D’énormes taureaux à grandes cornes, dont le plus grand atteint environ 5 mètres, sont tracés en larges bandes noires ; la couleur envahit les membres, les cornes et une partie de la tête, mais seules de grosses ponctuations espacées occupent l’intérieur, limitées à la tête le plus souvent. Ni renne, ni mammouth.

Outre les figures d’animaux, poursuit Henri Breuil, d’assez nombreux signes s’observent : rectangles barrés en long et en travers, pectiniformes à 5 branches, sortes de damiers à gros carreaux remplis de couleurs plates diversement agencées semblables à des blasons, lances ou sagaies à une barbelure, flèches à empenne unilatérale.

Le fond du puits possède un groupe plus exceptionnel : à gauche un rhinocéros noir s’éloigne au petit pas : au centre, en rouge, un homme semi-schématique gît à côté d’une sagaie et d’un propulseur : à droite un bison bistre à contours noirs, le contemple et semble perdre ses entrailles comme un cheval de corrida éventré. Il s’agit probablement de la figuration d’un drame préhistorique. Près de l’homme, un oiseau est perché sur un piquet.

Bien que les gravures réservent encore mainte surprise, mentionnons, avec des cerfs et chevaux nombreux, des bœufs et des bisons, deux lions et, semble-t-il, des paillotes analogues à celles d’Altamira. Nombreuses sont les figures portant des flèches magiques.

LA FRANCE PITTORESQUE – 2 septembre 1910 : mort du peintre Henri Rousseau dit le Douanier (D’après « Les Soirées de Paris » paru en 1914, « Mercure de France : série moderne » paru en 1928 et « Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche » du 20 novembre 1926)

Cas presque unique dans l’histoire des arts, un employé d’octroi commence à peindre vers la quarantaine et retrouve d’instinct les vérités que des artistes plus conscients n’atteindront jamais, sa vocation s’avérant plus forte que son milieu, la haine, les événements et la misère

Henri-Julien-Félix Rousseau naquit à Laval, en Mayenne, le 20 mai 1844, dans cette même et riante préfecture où devait naître, 29 ans plus tard celui dont devait croiser le chemin, Alfred Jarry, créateur extravagant de l’immortel père Ubu. Du registre de l’état-civil pour l’année 1844 nous extrayons l’acte suivant :

« L’an mil huit cent quarante-quatre, le vingt-un mai, à trois heures du soir, par devant nous, conseiller municipal remplissant à défaut de Maire et adjoints les fonctions d’officier de l’État-civil de Labal, chef-lieu du département de la Mayenne, est comparu : Julien Rousseau, ferblantier, né à Laval le cinq mai 1808, y demeurant place Hardy, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin, né hier matin à une heure, dans sa maison, de lui déclarant et de Éléonore Guyard, son épouse, née à Laval, le 15 août 1819, y mariés en 1837, et auquel enfant il a déclaré donner les prénoms de Henri, Julien, Félix. » Son grand-père paternel fut marchand, et son grand-père maternel capitaine au 3e bataillon de la Légion de la Côte-d’Or, né lui-même à Laval en 1791.

Moi-même. Autoportrait du Douanier Rousseau (1890)

Moi-même. Autoportrait du Douanier Rousseau (1890)

Henri Rousseau fut surnommé le Douanier parce qu’il avait été employé de l’octroi et qu’en effet douanier peut être considéré comme le terme noble qui désigne cette qualité. Le Douanier avait été découvert par Alfred Jarry, dont il avait beaucoup connu le père. La simplicité du bonhomme avait tout d’abord beaucoup plus séduit Jarry que les qualités du peintre. Plus tard cependant, l’auteur d’Ubu Roi devint très sensible à l’art de son ami qu’il appelait le mirifique Rousseau. Celui-ci fit son portrait, où était représenté aussi un perroquet et ce fameux caméléon qui fut quelque temps le compagnon d’Alfred Jarry. Ce portrait fut brûlé en partie.

Celui qui le premier encouragea les essais du peintre de Plaisance fut incontestablement Remy de Gourmont. Il commanda même à Rousseau une lithographie, Les Horreurs de la guerre, qui fut publiée dans l’Imagier. Remy de Gourmont avait su par Jarry que le Douanier peignait avec une pureté, une grâce et une conscience de Primitif. Il avait vu quelques-unes de ces gerbes qu’il peignait pour les boulangeries de son quartier et il lui arrivait de le rencontrer parfois à certains carrefours de la Rive gauche où le vieux Rousseau jouait, sur le violon, des mélodies de sa composition et faisait chanter aux petites ouvrières l’air en vogue. Il jouait aussi, en ce temps-là, aux concerts des Tuileries.

Quand on l’interrogeait sur cette époque de sa vie, il ne paraissait se souvenir que des fruits qu’il avait vus là-bas et que les soldats n’avaient pas le droit de manger. Mais ses yeux gardaient d’autres souvenirs : les forêts tropicales, les singes et les fleurs bizarres…

Les guerres ont tenu une place importante dans la vie du Douanier. En 1870, la présence d’esprit du sergent Rousseau épargna à la ville de Dreux les horreurs de la guerre civile. Il aimait à détailler les circonstances de ce haut fait et sa vieille voix avait des inflexions singulièrement orgueilleuses quand il en venait à dire que le peuple et l’armée l’avaient acclamé, en criant : « Vive le sergent Rousseau ! »

Ceux qui connurent Henri Rousseau se souvenaient du goût qu’il marquait pour les fantômes. Il en avait rencontré partout et l’un d’eux l’avait tourmenté, pendant plus d’une année, au temps où il était à l’octroi. Le brave Rousseau était-il en faction, son revenant familier se tenait à dix pas de lui, le narguant, lui faisant des pieds de nez, lâchant des vents puants qui donnaient la nausée au factionnaire. A plusieurs reprises, Rousseau essaya de l’abattre à coups de fusil ; mais un fantôme ne peut plus mourir. Et s’il essayait de le saisir, le revenant s’abîmait dans le sol et reparaissait à une autre place…

Rousseau affirmait encore que Catulle Mendès avait été un grand nécromant : « Il vint me chercher un jour à mon atelier, disait-il, et m’amena dans une maison de la rue Saint-Jacques, où, au troisième étage, se trouvait un moribond dont l’âme flottait dans la chambre sous la forme d’un ver transparent et lumineux… » Il est bien possible qu’après tout Rousseau attigeât la cabane et que l’histoire n’eût rien d’authentique, mais il la racontait ainsi, et ses récits de revenants étaient innombrables.

À la suite d’une affaire compliquée de chèque, qu’il n’avait pas très bien comprise, Rousseau fut une fois condamné par la Cour d’assises. On lui appliqua cependant la loi Bérenger. On aurait bien dû l’acquitter, car il avait été imprudent mais non criminel, ayant été roulé par un ancien élève à lui auquel il avait donné des leçons de clarinette. Quand il apprit qu’il bénéficiait de la loi de sursis, le Douanier ne se tint pas de joie et dit poliment : « Mon président, je vous remercie, et, si vous voulez, je ferai le portrait de votre dame. » Cette affaire ne laissa pas de gâter ses vieux jours. Il avait aimé toute sa vie, d’abord une Polonaise, Yadwigha, qu’il n’oublia jamais et qui lui inspira Le Rêve, son chef-d’œuvre, et ensuite ses deux femmes, dont il a laissé les simples et gracieuses effigies.

A soixante-quatre ans, il s’amouracha d’une veuve de cinquante-quatre ans, qu’il voulut épouser. Il alla chez les parents solliciter la main de leur fille. Mais ceux-ci ne voulurent rien entendre, disant qu’il avait été condamné et qu’il était un peintre ridicule. Voilà le pauvre Douanier désolé. Il alla chez ses amis solliciter des certificats de talent et d’honnêteté. Son marchand de tableaux, Vollard, lui en écrivit un sur papier timbré. Mais rien n’y fit. La demoiselle ne l’aimait quoi qu’il en soit vraisemblablement point : il lui acheta un jour pour cinq mille francs de bijoux ; elle ne vint même pas à son enterrement.

Rousseau, depuis qu’il s’était adonné à la peinture, vivait misérablement et laborieusement. Il faisait beaucoup de tableaux de famille pour les petits commerçants du quartier de Plaisance, où il habitait. Pendant les dernières années de sa vie, des étrangers distingués s’étaient mis à lui acheter de la peinture. Des amateurs français, des marchands, lui commandèrent des tableaux et le Douanier connut une petite aisance, mais pendant fort peu de temps, l’amour l’ayant rendu magnifique et l’obligeant à dépenser tout ce qu’il avait mis de côté.

La Carriole du père Junier. Peinture du Douanier Roussau (1908)

La Carriole du père Junier. Peinture du Douanier Roussau (1908)

Le Douanier fut une des illustrations de la Société des Artistes Indépendants, où, en 1911, la jeunesse artistique tint à l’honorer en organisant pieusement une exposition rétrospective de ses oeuvres. Devant ces toiles on prononça les noms de Taddeo Gaddi, de Paolo Uccello, de Cézanne, de Poussin ; on mentionna les primitifs siennois, pisans et les Hollandais…

Rousseau aimait à donner des soirées où il invitait des gens de lettres, quelques peintres, de belles étrangères et les demoiselles de son quartier. Ses élèves donnaient un petit concert, on récitait des vers, Rousseau chantait gaiement les chansonnettes de sa jeunesse, et après avoir bu un verre de vin, l’on s’en allait tout content d’avoir passé quelques heures en compagnie d’un brave homme.

Voici, par exemple, la teneur d’une invitation lancée par Rousseau pour une de ses soirées : « M. Rousseau vous prie de vouloir bien honorer de votre présence et prêter votre concours à la soirée toute familiale et artistique qui aura lieu le samedi 10 juillet 1909, rue Perrel, 2 bis. H. Rousseau. » Il dessinait lui-même les programmes de ses soirées qui, polycopiés en rouge et en violet sur la gélatine, constituent de précieuses et rares images.

Le défaut de science était, chez Rousseau, grandement compensé par l’abondance des qualités artistiques et par une force qu’il empruntait sinon à la science des professeurs, du moins à sa conscience, à la connaissance qu’il avait des choses, et tout de même quand on peint quarante ans durant, comme il fit, on serait un phénomène si on n’arrivait pas à une certaine maîtrise.

Il avait un sentiment si fort de la réalité, que quand il peignait un sujet fantastique, il s’épouvantait parfois et, tremblant, était obligé d’ouvrir la fenêtre. Lorsqu’il tirait le portrait de quelqu’un, il était plus calme. Il prenait avant tout les mesures de son modèle et les inscrivait fort exactement sur sa toile, les réduisant à la dimension du châssis. Pendant ce temps, pour se récréer, le Douanier chantait des chansons de sa jeunesse et aussi du temps ou il était employé de l’octroi. Et il s’arrêtait, parfois, pour prendre un peu de café.

Peu d’artistes furent plus moqués durant leur vie que le Douanier, et peu d’hommes opposèrent un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l’abreuvait. Ce vieillard courtois conserva toujours la même tranquillité d’humeur et, par un tour heureux de son caractère, voulait voir dans les moqueries mêmes l’intérêt que les plus malveillants à son égard étaient en quelque sorte obligés de témoigner à son oeuvre. Cette sérénité n’était que de l’orgueil bien entendu. Le Douanier avait conscience de sa force. Il lui échappa, une ou cieux fois, de dire qu’il était le plus fort des peintres de son temps.

C’est que s’il lui manqua dans sa jeunesse une éducation artistique, il semble que, sur le tard, lorsqu’il voulut peindre, il ait regardé les maîtres avec passion et que presque seul d’entre les modernes, il ait deviné leurs secrets. Ses défauts consistent seulement parfois dans un excès de sentiment, presque toujours dans une bonhomie populaire au-dessus de laquelle il n’aurait pu s’élever et qui contrastait un peu fort avec ses entreprises artistiques et avec l’attitude qu’il avait pu prendre dans l’art contemporain.

Mais à côté de cela que de qualités ! Et il est bien significatif que la jeunesse artistique les ait devinées. Le Douanier allait jusqu’au bout de ses tableaux, chose bien rare aujourd’hui. On n’y trouve aucun maniérisme, aucun procédé, aucun système. De là vient la variété de son œuvre. Il ne se défiait pas plus de son imagination que de sa main. De là viennent la grâce et la richesse de ses compositions décoratives. D’avoir servi pendant la campagne du Mexique, il avait gardé un souvenir plastique et poétique très précis de la végétation et de la faune tropicales. Il en résulta que ce Breton, vieil habitant des faubourgs parisiens, est sans aucun doute le plus étrange, le plus audacieux et le plus charmant des peintres de l’exotisme. La Charmeuse de Serpents le montre assez.

Mais Rousseau ne fut pas seulement un décorateur, ce n’était pas non plus un imagier, c’était un peintre. Et c’est cela qui rend la compréhension de ses oeuvres si difficile à quelques personnes. Il avait de l’ordre, et cela se remarque non seulement dans ses tableaux, mais encore dans ses dessins ordonnés comme des miniatures persanes. Son art avait de la pureté, il comporte dans les figures féminines, dans la construction des arbres, dans le chant harmonieux des différents tons d’une même couleur, un style qui n’appartient qu’aux peintres français, et qui signale les tableaux français où qu’ils se trouvent ; les tableaux de maîtres du moins.

Henri Rousseau peignait avec un soin extrême. C’est ainsi que, lorsque la belle saison était venue, il allait dans les bois, aux environs de Paris, cueillir des feuilles en très grand nombre qu’il copiait ensuite. Ses études d’après nature sont très émouvantes et très intéressantes. Il y en avait tout autour de son atelier mêlées à ses tableaux. Elles donnaient un air riant à ce pauvre intérieur où il dormait, et à quelqu’un qui lui demandait s’il n’était pas gênant de dormir dans un atelier, il répondait : « Tu comprends, quand je me réveille, je peux raire risette à mes tableaux. »

Le Rêve. Peinture du Douanier Rousseau (1910)

Le Rêve. Peinture du Douanier Rousseau (1910)

Le Douanier mourut le 2 septembre 1910. Le critique et marchand d’art Wilhelm Uhde, qui devait plus tard écrire un bon livre sur Henri Rousseau, alla le voir et, comme beaucoup de ses amis étaient absents de Paris, il n’y eut que sept personnes à son enterrement, parmi lesquelles le peintre Paul Signac, président de la Société des Artistes indépendants.

En 1894, le charmant poète Girard-Coutances avait publié un premier tome de Portraits du prochain siècle, consacré aux poètes et aux prosateurs de l’époque, près de deux cents notices judicieusement choisies, signées par Mallarmé, Charles Morice, Roger Marx, Jacques des Gachons, Frantz-Jourdain, Émile Michelet, Léon Bloy, Verlaine, Henri de Régnier, Jules Renard, etc. Un second volume devait suivre, concernant les artistes, peintres, sculpteurs.

Il était en préparation, lorsque Rousseau, ayant eu connaissance du projet, était venu un petit matin dans le petit rez-de-chausése de la rue Jacquier, à Paris, où était installé l’atelier typographique d’Edmond Girard. Il avait apporté son portrait à la plume, par lui-même, le représentant avec une expression douloureuse, dans sa barbe « broussaillante ». Et, vis-à-vis du portrait, il avait ainsi rédigé son autobiographie :

« Henri Rousseau, peintre.

« Né à Laval en l’année 1844, vu le manque de fortune de ses parents, fut obligé de suivre tout d’abord une autre carrière que celle où ses goûts artistiques l’appelaient.

« Ce ne fut donc qu’en l’année 1885 qu’il fit ses débuts dans l’art, après bien des déboires, seul sans autre maître que la nature, et quelques conseils reçus de Gérome et de Clément. Ses deux premières créations exposées furent envoyées au Salon des Champs-Élysées ; elles avaient pour titre : Une danse italienne, et, Un Coucher de soleil.

« L’année suivante, il créa, de nouveau : Un soir de carnavalUn Coup de tonnerre. Puis, ensuite, Dans l’attenteUn Pauvre diableAprès le FestinLe DépartDîner sur l’herbeSuicidéÀ mon pèreMoi-même, portrait, paysage de l’auteur ; Tigre poursuivant des explorateursCentenaire de l’IndépendanceLa LibertéLe Dernier du 51eLa Guerre, portrait genre du littérateur A. J., plus environ 200 dessins, plume et crayon, et un certain nombre de paysages parisiens et des environs.

« C’est après de bien dures épreuves qu’il arriva à se faire connaître du nombre d’artistes qui l’environnent. Il s’est perfectionné de plus en plus dans le genre original qu’il a adopté, et est en passe de devenir l’un de nos meilleurs peintres réalistes.

« Comme signe caractéristique, il porte la barbe broussaillante, et fait partie des Indépendants depuis longtemps déjà, pensant que toute liberté de produire doit être laissée à l’initiateur dont la pensée s’élève dans le beau et le bien.

« Il n’oubliera jamais les membres de la Presse qui ont su le comprendre, et qui l’ont soutenu dans ses moments de découragement, et qui l’auront aidé à devenir ce qu’il doit être.

« Fait à Paris, le 10 juillet 95. Henri Rousseau. »

Par suite de circonstances défavorables, le second tome des Portraits du prochain siècle ne parut pas. Le portrait et l’autobiographie du Douanier furent conservés dans les cartons d’Edmond Girard, qui était alors rédacteur au ministère de la Marine. Celui-ci s’était improvisé imprimeur-éditeur, tout comme Rousseau s’était adonné à la peinture.